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Moissons cannoises : quelques pépites à découvrir à la rentrée

Aux delà de la douzaine de films de réalisateurs venus de pays ayant une industrie cinématographique puissante, Cannes accueille, dans ses diverses sélections, des longs métrages en provenance de ce qu’il est convenu d’appeler les « cinémas nationaux ». C’est à dire qu’ils sont originaires de pays dont la production est très peu exportée. Être sélectionné à Cannes constitue pour ces films une chance d’accéder à un public international. Ces « films de festival », ainsi dénommés par ceux qui leur reprochent d’être conçus uniquement pour plaire à un public de cinéphiles, sont pourtant indispensables. Leur authenticité et l’engagement de leurs réalisateurs sont leur principaux atouts. Nous avons choisi de défendre une sélection d’une demi-douzaine de ces longs métrages « à thème », venus d’Afrique du Nord, du Sud et de l’Est ainsi que d’Amérique du Nord et centrale. Ils ont été réalisés par des cinéastes ayant la volonté de nous convaincre par l’exposé d’une situation jugée, par eux, digne d’être divulguée ou dénoncée. Cette année, les fictions que nous vous proposons ont toute une obsession commune : la famille. Ils sortiront tous en salle dans les prochain mois et méritent d’être découverts. Mariage forcé et mariage arrangé au Maroc et en Syrie.

« Sofia » de Meryem Benm’barek

« Sofia » (1) de Meryem Benm’barek, aborde un des aspects les plus tragiques de la situation des femmes au Maroc, celui de la grossesse hors mariage, théoriquement punie de prison. L’héroïne, Sofia, jeune femme de la moyenne bourgeoisie de Casablanca vivant chez ses parents, a gardé secrète sa grossesse jusqu’au moment où elle est sur le point d’accoucher. La première partie du film ressemble à ce que l’on voit souvent au cinéma, c’est à dire la course à travers la ville et les différentes épreuves que doit affronter Sofia, assistée par sa cousine, étudiante en médecine, avant d’accoucher sans être inculpée. Dès que l’enfant est né, le récit prend une autre dimension. Les parents de la jeune mère entrent dans le jeu. Il s’agit de trouver le père du nouveau né. Selon les aveux de Sophia, c’est un jeune homme issu d’un milieu modeste, qu’elle a brièvement rencontré et connu. La machine s’enclenche et le supposé père, malgré ses dénégations, est contraint d’accepter le mariage moyennant quelques arrangements financiers. Cette partie est la plus originale car elle aborde un autre aspect de cette affaire, celui du pouvoir patriarcal et de la violence sociale. Meryem Benm’barek démontre alors, avec force, que dans cette société, l’oppression de classe l’emporte sur celle que subissent les femmes.

« Mon tissu préféré » de Gaya Jiji (c) gloria films

Dans « Mon tissu préféré » (2), premier film de l’actrice syrienne réfugiée en France Gaya Jiji, il est également question de mariage. L’héroïne, Nahla, est une jeune femme vivant avec sa mère et ses deux sœurs dans un appartement de Damas en mars 2011 au moment où débute la guerre civile. De ces terribles événements, il ne sera jamais question, en dehors des informations de la TV et de lointains bruits de tirs. Nahla est une franche enquiquineuse qui néglige son travail de vendeuse dans une boutique de prêt à porter. Quand sa mère lui présente un prétendant, un compatriote vivant aux États-Unis et revenu au pays pour chercher une femme, elle n’a de cesse de le déstabiliser. Ce refus contrarie les plans de la mère, à la recherche d’un moyen pour faire émigrer la famille en Amérique. Fort heureusement, la sœur cadette, Myriam est moins difficile que Nahla et accueille, à bras ouverts, ce fiancé. Quant à Nahla, elle n’a cure de ces manœuvres conjugales. Elle s’est liée d’amitié avec leur nouvelle voisine, Madame Jiji, mère maquerelle à la tête d’une petite maison de rendez vous au dernier étage de l’immeuble. La fréquentation de ses nouvelles amies du bordel lui

donne l’occasion de nourrir ses fantasmes. Elle échappe par le rêve à son quotidien sans espoir. Au final, la malcommode Nahla s’avère être un personnage attachant que l’on aimerait voir aller plus loin dans ses délires. Il est dommage que la réalisatrice soit restée un peu timide et n’ait pas donné à la jeune femme la chance d’exprimer plus franchement son potentiel subversif.

Un couple tunisien face au départ de leur fils pour le Djihad.

« Weldi » (Mon cher enfant) de Mohamed Ben Attia

Mohamed Ben Attia avait connu en 2016, un certain succès avec « Heidi », récit des aventures d’un jeune homme ayant échappé à un mariage arrangé quand il rencontre une animatrice de club de vacances avec laquelle il va vivre une brève mais incandescente relation. Le réalisateur poursuit sa plongée dans les misères de la famille tunisienne dans « Weldi (Mon cher enfant) » (3). Il s’agit, là encore d’une fuite. Elle est beaucoup moins sympathique que celle d’Heidi, puisque le fugitif, Sami, est parti faire le Djihad en Syrie. Sami est le fils unique d’un couple âgé de la petite bourgeoisie tunisienne. Le père, cariste au port, est proche de la retraite, la mère enseignante. Ils ont mis dans leur fils, sur le point de passer le bac, tous leurs espoirs d’ascension sociale. Ce départ les détruit. Mohamed Ben Attia choisit un ton froid et distancié ne laissant de place ni à une éventuelle explication du départ du fils, ni à la moindre empathie avec les protagonistes. Visiblement Mohamed Ben Attia n’a pas voulu apporter une pièce supplémentaire à l’épais dossier de l’embrigadement de jeunes gens dans des groupes armés islamiques sévissant des deux cotés de la Méditerranée. Le réalisateur semble plutôt intéressé par la description de la destruction d’un couple vieillissant obsédé par le bien être matériel. L’intérêt de ce film va au-delà de l’aspect documentaire d’une situation particulière mais aborde une problématique universelle qu’avaient, en leur temps, très bien décrite les Beatles dans leur chanson « She’s Leaving Home » : « Wednesday morning at five o’clock As the day begins Silently closing her bedroom door Leaving the note that she hoped would say more »

Homosexualité honteuse ou réprimée, rien de nouveau en Afrique.

« Die Stropers » (Les moissonneurs) » d’Etienne Kallos

« Die Stropers » (Les moissonneurs) » (4), premier long métrage du Sud Africain Etienne Kallos plonge le spectateur dans un univers assez rarement montré sur les écrans, celui des communautés d’Afrikaners du Free State (anciennement État d’Orange) vivant sur leurs domaines agricoles et solidement accrochés à leurs valeurs, religion, famille et travail. Quand, dans une famille de fermiers, arrive Pieter, un adolescent adopté (dans des conditions pas très explicites, une des seules faiblesses du scénario), on pressent le conflit à venir entre le nouvel arrivé et Janno, le fils de la maison. Pieter sait charmer tout autant que se battre. Janno est habité par le doute sur l’amour que ses parents lui portent, sur l’avenir des fermes blanches en Afrique du Sud et sur sa sexualité. La confrontation entre Pieter et Janno se déroule dans un contexte d’homosexualité latente, de menace sécuritaire (la région n’est pas sûre) et de religiosité digne du temps des premiers émigrants protestants. Ce film aux multiples richesses, notamment celle de la découverte des paysages à la beauté tragique de l’ État d’Orange, possède la grande qualité de ne rien vouloir démontrer, et n’est pas sans rappeler ainsi « Disgrâce », de J. M. Coetzee. Le spectateur reste donc libre de voir dans l’opposition entre les deux garçons, une allégorie sur l’avenir du pays : d’un coté, celui qui saura s’adapter à une nouvelle société en train d’émerger, de l’autre celui qui restera pétrifié dans sa mauvaise conscience et son mal être. Comme le prix Nobel de littérature, Etienne Kallos n’est pas habité par une vision optimiste du futur de l’Afrique du Sud. C’est d’ailleurs aux États-Unis qu’il a décidé de vivre et de poursuivre sa carrière…

« Rafiki » de Wanuri Kahiu

La Kényane Wanuri Kahiu dans « Rafiki » (5), qui signifie ami en swahili, aborde, sans détour, la prégnance de l’homophobie dans la société contemporaine kenyane, à travers le récit d’une « amitié particulière » entre deux jeunes filles. Cette expression surannée, qui fait plutôt penseur aux pensionnats de jésuites des années trente, nous paraît indiquée car la réalisatrice a pris soin de ne rien monter d’explicite dans la relation entre ses deux héroïnes. Pourtant, cela n’a pas empêché la commission de censure d’en interdire sa projection au Kenya. Mais revenons en à l’intrigue : Kena et Ziki, deux lycéennes de Nairobi se rencontrent dans la rue. La première envisage d’être infirmière et la seconde est attirée par la danse et les arts graphiques. Elles sont originaires de milieux différents. Les parents de Kena sont séparés. Elle vit avec sa mère très portée sur la religion. Son père est épicier et elle vient l’aider périodiquement. Quant à Ziki, elle appartient à la classe aisée. Le début du film, (la séduction et la rencontre) rappelle « La vie d’Adèle ». D’abord par l’histoire, mais également par son ton léger et ses couleurs tendres. Quand la relation amoureuse entre les deux lycéennes devient de notoriété publique, la suite diffère sensiblement de l’œuvre d’Abdel Kechiche. Si les parents ont une réaction plutôt contrastée (elle va de la compréhension du père au recours à des pratiques de désenvoûtement de la mère), celle des habitants du quartier où vit Kena est plus violente. Il sont prêts à lyncher les deux adolescentes. Sans que le film verse dans le drame, il acquiert une nouvelle dimension. Il devient alors une dénonciation de l’état d’esprit de la population façonné par les prédications des pasteurs pentecôtistes dont la mère de Kena représente la victime type. Une famille qui se disloque dans le Montana des années 60 Lors de ce Festival, le cinéma américain n’a brillé ni par la qualité ni par la quantité de sa production.

« Wildlife, une saison ardente » de Paul Dano

« Wildlife, une saison ardente » (6), d’après le roman de Richard Ford, est selon nous l’une des seules pépites venues Hollywood. Ce film, sélectionné par la semaine de la critique, est le premier long métrage de l’acteur Paul Dano que l’on a pu voir notamment dans « There Will Be Blood » et « Twelve Years a Slave ». Il décrit, du point de vue de leur fils unique Joe, la lente et irrémédiable décomposition du couple formé par ses parents, Jerry et Jeanette, dans le Montana des années soixante. Pour exprimer la mélancolie et la pudeur de cette chronique, le réalisateur a choisi une palette de couleurs évoquant l’ambiance des tableaux de Edward Hopper. Le personnage central du récit est Jerry, le père. Il subit toutes les épreuves (perte de son travail de professeur de golf, abandon du foyer par son épouse) avec l’inaltérable volonté de rester positif. Il est l’archétype du héros de la classe laborieuse américaine tel qu’il a été décrit notamment par Arthur Miller dans « Mort d’un commis voyageur ». Entre mélodrame et critique sociale, Paul Dano a su trouver un ton personnel. Comme acteur-réalisateur, il est dans la lignée de Paul Newnan, avec lequel il partage une réelle sympathie pour les perdants du rêve américain. Oiseaux de passage et oiseaux de malheur en Colombie.

« Les Oiseaux de passage » des Colombiens Ciro Guerra et Cristina Galleg

« Les Oiseaux de passage » (7) des Colombiens Ciro Guerra et Cristina Gallego, est une tragédie sur le mode antique décrivant comment, dans les années soixante dix, le trafic de la marijuana fit la fortune d’un clan de la tribu des Wayuu, peuple d’éleveurs du Nord de la Colombie, avant d’être la cause de son extermination. Le récit est solidement ancré dans le contexte ethnographique du clan. Nous découvrons les rites, le rôle de la magie et des rêves divinatoires réglant la vie de cette famille ainsi que la stricte hiérarchie s’imposant à tous. Deux personnages essentiels se détachent. Le premier est Rafa, jeune homme revenu au village fonder un foyer. Pour acquérir le montant de la dot réclamée par les parents de la cousine dont il est amoureux, il se livre au trafic de drogue avec les volontaires du Peace Corp en poste à proximité du village. Le second est la mère de Rafa. Parce ce qu’elle est chamane, elle a le pouvoir d’interpréter les événements extraordinaires de la nature comme l’arrivée de certains types d’oiseaux. Elle sait également décrypter les rêves et tout particulièrement ceux de sa bru quand elle est saisie de visions prémonitoires. Sous l’impulsion de Rafa le petit trafic devient une grosse affaire d’export en direction des États-Unis. La prospérité de la famille va de pair avec le développement de la cupidité et l’apparition d’attitudes transgressives au sein du clan. Les mises en garde de la mère ne pourront pas empêcher Leonidas, le petit fils au comportement de chien fou, d’aller provoquer le chef d’un clan voisin. Il en résulte une guerre entre les deux familles et l’arrivée de gangsters venus mettre leur puissance de feu à disposition du clan ennemi. Les réalisateurs abandonnent alors le registre ethnographique pour adopter les codes du film de mafia. Le passage d’un genre à l’autre est sans doute désarçonnant, il a néanmoins le mérite de souligner la terrible réalité vécue par le peuple Wayuu, juste le temps d’une décennie, passant du monde de l’imaginaire où l’homme vit en symbiose avec la nature, à l’implacable loi des gangs des narcotrafiquants. Bernard Boyer

  1. Date de sortie : 5 septembre 2018
  2. Date de sortie : 18 juillet 2018
  3. Date de sortie : 31 octobre 2018
  4. Date de sortie : 13 février 2019
  5. Date de sortie : 26 septembre 2018
  6. Date de sortie : 19 décembre 2018
  7. Date de sortie : 19 septembre 2018