David Nahmad, collectionneur et esthète que Picasso aurait adoré…
Né à Beyrouth en 1947, David Nahmad a, tout au long de sa vie, démontré une implication et un amour pour l’art comme peu de collectionneurs ne l’avaient fait auparavant. Partageant sa vie entre les USA, Monaco et la France, il est considéré comme un acteur exceptionnel au sein du marché de l’art international. Sa collection comprend plusieurs milliers d’œuvre et de chefs d’œuvres, la plupart signées par les grands maîtres du XXème siècle. Elle comprend notamment la plus importante collection privée de Picasso (en dehors de la famille Picasso). Au cours des dernières décennies, il a acheté, détenu et vendu des milliers d’œuvres comme par exemple des célèbres Matisse, ou l’un des non moins célèbre Déjeuner sur l’herbe de Picasso, d’après Manet…
Doué d’une éblouissante capacité à comprendre l’art, comme s’il voyait un diamant sous toutes ses facettes et qu’il protège par dessus tout, il nous livre ses réflexions de grand collectionneur et d’esthète que Picasso aurait certainement adorées…

Silvia Valensi : Vos nombreux prêts font depuis longtemps le bonheur des grands musées français Quel sens, cela a-t-il pour vous, de prêter vos chefs d’oeuvre ?
David Nahmad : J’ai prêté en effet dans le monde entier, plus de 500 tableaux de Maîtres, tels que Matisse, Picasso, Léger, Kandisky, Mondrian, Miró, Renoir, Monet, Pissaro, etc.. Sans doute peut-on me considérer comme l’un des grands prêteurs d’oeuvres d’art en France et dans le monde. J’ai toujours été à l’écoute des demandes de prêts d’oeuvres et je serai toujours disposé à le faire. Ce sera d’ailleurs le cas, pour la prochaine exposition Dali au Centre Pompidou ainsi que pour celle du Musée d’art moderne consacrée, elle, aux artistes pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Je pense qu’il n’y a pas lieu de se demander s’il faut prêter ou non, car ce n’est pas un choix. Nous, collectionneurs, avons l’obligation de prêter nos œuvres pour des expositions destinées au grand public. Nous jouons un rôle dans la transmission du savoir. Si les plus beaux Picasso n’étaient jamais exposés, comment pourrait-on les connaître ?
Nous reconnaissons une œuvre en l’achetant mais aussi en accordant au public le droit de la voir et de la juger. Plus l’œuvre d’un artiste sera diffusée, plus nous rendrons justice à cet artiste et plus son importance demeurera intacte. Beaucoup de collectionneurs ne prêtent pas leurs tableaux, et bien je pense que ce n’est pas correct vis-à-vis du public. On ne peut pas dire « je ne prête pas ce Picasso ».
Je pars du principe que si nous avons la chance de posséder des œuvres exceptionnelles, nous avons le devoir de les prêter, de partager cette chance. L’oeuvre d’art ne nous appartient pas, l’œuvre d’art appartient à la culture et à l’histoire. Le plus important pour moi, c’est que ces oeuvres circulent, qu’elles soient vues et admirées le plus possible. C’est ainsi que l’histoire de l’art fonctionne…
S. V. :Avez-vous un souvenir précis du premier tableau que vous avez aimé ?
D. N. : Cela devait être dans les années 50 ,dans notre maison au Liban, je devais avoir 4 ou 5 ans et je me rappelle que je regardais toujours les tableaux dans notre maison familiale. Ils n’étaient pas très importants, plutôt à caractère décoratif, mais ce fut mon premier contact. Plus tard, nous sommes venus nous installer en Italie et c’est là que j’ai commencé à voir de vrais bons tableaux. Je me souviens d’un tableau qui m’avait particulièrement impressionné. Il appartenait à la collection de mon frère, c’était un tableau de Magritte qui s’appelait la légende des siècles. Quelques années plus tard, je devais alors avoir 18 ans, je vendis ce tableau à Sophia Loren et c’est à partir de ce moment-là que je suis vraiment entré dans le monde de l’art. Mon frère aîné, Joe était un passionné d’art ; pas seulement de tableaux mais de tout objet artistique. Il fréquentait les galeries italiennes, françaises, londoniennes…
C’est lui qui m’incitait à aller assister aux ventes aux enchères. Comme il était très occupé par ses affaires, il me disait : « C’est toi qui doit aller visiter les galeries à New York, à Paris, à Genève, à Bâle, à Munich… »
Ma passion a commencé et j’ai rapidement connu tous les artistes qui étaient encore vivants à l’époque : Calder, Miró, Chagall, Dali, Chirico…
Le seul artiste que je n’ai jamais voulu rencontrer était Picasso. Comme j’étais très proche de la galerie Leiris et de son marchand Kahnweiller, je m’interdisais de le rencontrer, pour des raisons d’amitié et d’éthique que j’ai toujours appliquée dans ma vie dans l’art.
S. V. :C’était l’époque de votre rencontre avec l’œuvre de Fontana ?
D. N. : Fontana était un ami. Il venait souvent nous voir dans notre maison familiale durant cette période italienne. À l’époque, je n’avais pas conscience de son importance, ni lui non plus d’ailleurs. Mais il s’est révélé être l’artiste peut-être le plus important avec Yves Klein, après guerre. Ensemble, ils ont créé le grand concept spatial, l’espace de la 4ème dimension. Je considère que l’art conceptuel et spatial a été très important dans le développement de l’histoire de l’art, ses conséquences ont été vraiment considérables. Cela a débuté à la fin des années 50, début 60, en France, on voyait alors les artistes prendre position face à leur époque, réagir à tout ce qui les entourait, au monde bourgeois en particulier. On essayait de sortir de la peinture traditionnelle. Fontana et Klein, eux, avaient la volonté commune de conduire l’art, vers un autre inconnu, vers un nouvel espace. Pendant qu’Yves Klein créait le vide chez Iris Clerc, Fontana lui, en Italie, lacérait la toile.
Pénétrer la toile fut un choc pour tous. C’était un acte tout à fait révolutionnaire. Jamais on n’était allé aussi loin, cela signifiait dépasser la 3ème dimension parce qu’on faisait sortir l’art de la Terre, de la planète et le mener vers l’Univers… L’art suivait l’évolution du monde et était en accord parfait avec la conquête de l’espace, les développements scientifiques, les phénomènes de société. Après cet extraordinaire bond en avant, dans l’histoire de l’art, on pouvait penser qu’on ne reviendrait plus à la 3ème dimension et à ses valeurs classiques. Mais ce ne fut pas le cas au regard de toutes les créations artistiques qui ont suivi. Rien ne s’est développé en ce sens, au contraire, il semble que l’on assiste à un recul significatif de l’art. L’art a la vocation d’être en osmose avec le progrès. Par cette simple logique, l’art conceptuel et spatial sont destinés à durer dans le temps pour nous mener vers quelque chose de très concret.
S. V. : Aujourd’hui, quelle est la peinture que vous aimez ? quels sont les critères qui définissent pour vous une véritable œuvre d’art ?
D. N. : J’aime la peinture ancienne, la peinture impressionniste, la peinture abstraite, la peinture cubiste, la peinture dadaïste, l’abstraction, le surréalisme… On peut dire que je suis très classique, en réalité je suis très près de l’histoire de l’art.
Ce que je désire avant tout, c’est le sentiment d’avoir, à travers une œuvre « le maximum d’histoire » parce que, ce qui fait sa valeur, ce qui maintient sa valeur, c’est son histoire, sa vie. On peut définir la valeur d’une oeuvre par exemple, par les liens qu’elle a pu établir avec la musique ou la littérature (par exemple entre Monet et Mallarmé). Une œuvre authentique s’exprime par une vérité très proche de son temps, par sa proximité avec l’histoire. Par conséquent, ceux qui sont là pour l’éternité, ceux qui reviennent toujours sur le devant de la scène quoi qu’il arrive, ce sont des artistes comme Cézanne, qui fait débuter le modernisme au XIXème, comme Renoir avec la peinture impressionniste, comme Picasso, qui bouleverse le monde avec le cubisme, comme Léger qui influence tout le pop art et comme Duchamp, bien sûr. qui est à l’origine de l’art contemporain et demeure la référence absolue, chaque fois qu’il se produit quelque chose de nouveau dans l’art. Aujourd’hui, il est très difficile de faire de l’art avec du sens qui restera dans l’histoire. On impose au public un grand n’importe quoi qui n’est pas le vrai art et qui de surcroît vaut une fortune. Le plus souvent, ces oeuvres sont inexplicables parce qu’elles ne révèlent qu’un talent décoratif, des idées isolées ou bien reproduisent ce qui avait été déjà fait à une autre époque. Je n’aime pas les copieurs et je n’apprécie pas les copies. La pissotière de Duchamp est bouleversante, parce qu’elle a été crée en 1912 ! (exposée à l’Armory Show de New York en 1913) Cette œuvre est fondamentale parce qu’elle a démoli le principe de conception de l’œuvre basée sur la valeur formelle. Picasso, lui, créait avec un esprit libre, sans idée de carrière ou de bénéfice qui confirme bien la citation de Nietzsche « Tout ce qui a un prix n’a pas de valeur. » En d’autres termes, c’est la valeur intellectuelle qui donne la valeur marchande de l’oeuvre, non l’inverse. Par sa valeur intellectuelle, un tableau n’est plus un tableau, mais un tableau historique. On se souvient du refus total de Picasso, demandant expressément à son marchand de ne pas accrocher ses toiles au mur, ni de les présenter avec un cadre, de crainte que le tableau ait un attrait ou un sens décoratif.
En conséquence, je n’investis pas dans les sous produits, j’aime les produits. J’aime la Vérité. J’aime le vrai art.

S. V. : Les chefs-d’oeuvre sont-il toujours recherchés par les collectionneurs ? La notion de chefs-d’oeuvre est-elle toujours présente ?
D. N. : Oui, en ce moment, il y a une grande demande de grands maîtres. La notion de chefs-d’oeuvre réapparaît mais uniquement chez les acheteurs intelligents, très avisés qui savent parfaitement orienter leurs choix sans aucune forme d’influence. Ils veulent acheter l’histoire, les noms importants, les valeurs sures tout simplement parce qu’ils ont compris qu’il vaut mieux payer cher quelque chose de très valable que de payer moins cher quelque chose qui ne l’est pas. Les collectionneurs russes, par exemple, achètent avec beaucoup d’intelligence et sont très conscients de la difficulté de pouvoir acquérir des chefs-d’œuvre. Acheter une œuvre reste du domaine de libre pensée, du goût et du savoir.
Je déplore les conséquences dues aux conseils, aux soit disant spécialistes et publicités en tout genre. Cela est sans doute dû au trop grand nombre de collectionneurs, de galeries ou de ventes aux enchères, apparus ces dernières années. Personnellement, je ne me suis jamais fait conseiller. J’ai toujours agis en fonction de ce que je pense. Je peux demander un avis, être rassuré par une personne que je respecte énormément, mais cela reste un conseil supplémentaire, à la fin c’est toujours moi qui décide.
S. V. : Comment réagissez-vous face aux fluctuations du marché lorsque vous achetez en salle de vente ?
D. N. : Les instabilités financières des oeuvres peuvent être dues à différents facteurs. Les gens très riches peuvent perdre de l’argent et ont besoin de vendre ou parce que les enfants n’aiment pas ce que les parents ont acheté, etc..
À ce moment-là, si un Matisse, un Renoir ou un Picasso baissent de prix, je suis le premier à faire une offre parce que je sais que ces oeuvres reviendront sur le marché de l’art grâce à leur base historique, qui est immuable. Tandis que si un Damien Hirst baisse de prix cela ne m’intéresse pas du tout, au contraire cela me fait peur. Je reste sur le principe que si l’on feuillette les catalogues des salles de ventes des 40 dernières années et on enlève les 20 noms classiques qu’on retrouve dans toutes les ventes, on constate que tous les noms secondaires disparaissent au fur et à mesure et sont remplacés automatiquement par de nouveaux artistes secondaires. Je reste dans le fondamental d’accumuler « l’histoire ».
S. V. : Avez-vous encore des rêves à réaliser?
D. N. : Mon rêve est que je puisse encore acheter des chefs-d’oeuvre. Aujourd’hui, les chefs-d’œuvre sont de moins en moins disponibles et si certains le sont encore, ils sont à des prix si exorbitants que peu de gens peuvent se permettre de les acquérir. Les œuvres moins importantes valent déjà trop chères, ce qui me rend triste ; énormément. Mon rêve est irréalisable.
S. V. : Une partie de votre collection de tableaux a pu être admirée au Kunsthaus de Zurich, cette exposition a remporté un vif succès, est-ce vous qui aviez choisi les œuvres ?
D. N. : Oui, cette exposition a eu beaucoup de succès. Elle s’est faite à l’initiative du directeur du musée, M. Becker et avec une partie de la collection de la famille. Le Kunsthaus, dans le cadre de sa politique muséale, désirait présenter, une partie de ma collection, ils ont donc choisi les toiles. Les oeuvres étaient réunies harmonieusement autour du thème de l’exposition et étaient mises en valeur par un accrochage et un éclairage d’une grande qualité.

Silvia Valensi
« En hommage, à Joe Nahmad récemment disparu, frère de David Nahmad qui lui doit sa passion et son destin dans l’art ».