A chacun sa traversée du désert
Rencontré en avril au Théâtre Toursky à Marseille en début de tournée, Philippe Genty s’est prêté avec beaucoup de simplicité, à un entretien sur son nouveau spectacle Voyageurs immobiles qui sera présenté à Paris au Théâtre du Rond Point pendant un mois jusqu’au 27 juin et poursuivra ensuite son parcours national et international.

Brigitte Chery : Vous aviez proposé ‘Voyageur immobile’ il y a une quinzaine d’années maintenant Voyageurs immobiles, pourquoi cette seconde version ?
Philippe Genty : Nos vies, les problèmes de société d’aujourd’hui sont marqués par le triomphe de la cupidité, les crises des traders et des banques, le sujet a glissé petit à petit sur cela. Au départ c’était un personnage entouré d’autres personnages, on le suivait à travers sa course et ses paysages intérieurs. Là c’est plus l’humanité en marche qui traverse des océans, des déserts et en même temps les grandes obsessions de cette humanité et notamment cette cupidité impressionnante.
B.C. : Avez-vous constitué une nouvelle troupe pour ce spectacle ?
P.G : Dans chaque spectacle il y a des nouveaux. Ici trois viennent du spectacle précédent Boliloc.

B.C. : Comment travaillez vous avec les comédiens ?
P.G : J’écris le scénario mais je m’attache à ce que pour chaque scène écrite, on se donne la liberté d’avoir deux séances d’improvisation à partir du thème de cette scène, la possibilité de s’échapper, alors on travaille beaucoup sur les ressources de chacun, de la façon dont il va réagir par rapport au thème, soit en s’opposant soit en y rentrant et, à partir de cela, je réécris, je retravaille. Parfois il y a des propositions qui s’en vont dans l’interprétation et dans le jeu qui m’emmènent sur des pistes parallèles, donc je réécris. D’autres fois cela va trop loin et on est obligé de revenir au thème, ou parfois je me dis pourquoi ne pas s’adapter à une proposition. On est un peu comme dans un voilier sur l’océan, on veut aller dans un coin et puis il y a des vents contraires qui vous amènent dans un endroit puis dans un autre, on est dans cette situation.
Et puis ce n’est pas seulement avec les comédiens que les changements s’opèrent mais aussi avec les matériaux. J’écris en pensant que les matériaux vont réagir de telle manière et puis finalement ils ont leur façon d’exister, par exemple pour la scène des gisants où les personnages s’effondrent, on n’avait pas réalisé à quel point le kraft, un matériau fantastique pouvait garder une forme. Il s’impose aussi et propose sa dynamique, sa force et sa façon d’exister.
B.C. : Et pour le travail des voix, les chants du spectacle ?
P.G : Marjorie Currenti a une voix formidable, j’avais envie d’explorer cette piste-là, je cherchais le chant qui ait un écho dans un espace de désert et on a travaillé avec Haim Isaacs qui a développé des méthodes de voix avec le Roy Art théâtre, il a fait travailler les comédiens et Marjorie sur ces chants.

B.C. : Les comédiens sont-ils de plusieurs nationalités ?
P.G : Ce qui m’intéressait aussi dans cette humanité en marche, c’est d’avoir des comédiens qui viennent de cultures différentes, du Japon, Haïti, Espagne, Italie, Australie… une sorte d’éventail de personnages qui nous emmènent dans leur espace.
B.C. : Dans quelle catégorie de spectacle, de théâtre vous situez vous ?
P.G : En France on aime beaucoup mettre dans des cases. Justement on ne se situe pas dans une case. C’est un travail très visuel mais qui est au croisement de la danse, du jeu d’acteur, du chant, et de la marionnette, au croisement de différentes disciplines. Et en même temps Voyageurs Immobiles, c’est dans la contradiction… J’ai traversé huit déserts, fait le tour du monde en deux chevaux de 1962 à 1966, à cette époque j’avais tourné un film sur les théâtres de marionnettes pour l’Unesco et pour gagner ma vie. Je ne pensais pas m’installer dans le théâtre mais plus dans le graphisme qui était ma formation.
Pendant ces quatre années à travers l’Europe, l’Asie, L’Extrême-Orient, l’Australie, l’Amérique du Nord et du Sud, à travers les déserts une chose était très impressionnante, c’est cette impression, cette faculté à fossiliser le temps. Comme s’il s’était arrêté et que le désert était tel qu\’il était il y a plusieurs millions d’années. C’est le seul endroit sur cette planète, je crois, où les choses sont comme cela immobiles, qui donne l’impression que le temps s’est arrêté, et en même temps on est dans un autre espace, même dans la tête, il y a une sorte d’abîme qui se créé, une relation au Cosmos qui est totalement différente, qui nous fait basculer dans un autre espace et Voyageurs immobiles c’est un peu aussi l’écho de cette traversée du désert.

B.C. : Chaque spectateur peut voir un spectacle différent, interpréter à sa façon…
P.G : Ce qui m’intéresse c’est que le spectateur réagisse selon ses propres interrogations et ses propres conflits intérieurs, qu’il soit un spectateur actif continuellement en train de se poser des questions et de chercher des réponses, avec des réponses de temps en temps. Il y a une sorte de jeu interactif avec ce qui se passe sur scène et avec le spectateur. Donc des interprétations différentes suivant les spectateurs sont tout à fait légitimes. Mon interprétation n’est pas seulement celle du spectateur et c\’est tant mieux !
Propos recueillis par Brigitte Chéry