ANTHEA – 1984 – Adaptation de George Orwell par Gaële Boghossian
Sur un immense écran de télévision, un homme évolue dans l’air, suspendu à l’aide de filons. « Il est trop tard pour revenir en arrière », ainsi commence « 1984 » habilement adapté du célèbre roman de George Orwell, par Gaële Boghossian qui signe également la mise en scène.
En suspens dans cette position infernale, Winston Smith subit un cruel interrogatoire en Oceania, un oppressant pays imaginaire où l’on parle la Novlang, une impitoyable langue-univers où il ne s’agit que de manipuler, endoctriner et punir et où ont été supprimés les termes jugés archaïques comme le mot « liberté ». Dans cette intrigue centrée sur un interrogatoire, ils sont trois sur scène. Pantin désarticulé, l’excellent Damien Remy interprète Wilson avec une énergie désespérée, tandis que Judith Rutkowski joue Julia, plus audacieuse pour transgresser les consignes et les ordres. Enfin, c’est Paulo Correia qui, d’une voix impérative, mène l’enquête avec une maestria confondante.
Cherchant à vous pénétrer pour mieux vous surveiller, Big Brother a son portrait affiché partout. Impossible d’échapper à son regard sur les affiches placardées. Vu par le Collectif 8, il a le visage de deux dictateurs coupables de millions de morts pour imposer leur idéologie par la tyrannie, Hitler pour le haut et Staline pour le bas avec sa moustache noire très fournie. « BIG BROTHER VOUS REGARDE ».
Sans cesse présente, la vidéo de Paulo Correia sert de décor et ajoute un grand mélange iconographique – appuyé par des effets sonores – qui défile sous les yeux du spectateur en y déposant des images souvent cruelles de condamnations, tels des rats prêts à dévorer un soi-disant coupable. Cette adaptation hallucinante est comme un long ruban de cauchemars oppressants mêlés à des visions d’un univers totalitaire et à des surgissements angoissants où se croisent les affects singuliers de Winston.
Le livre de science-fiction, écrit en 1949 par Orwell, est on ne peut plus prémonitoire avec partout une surveillance anonyme sur les habitudes de consommation de chacun, les informations formatées, la manipulation de la pensée, le langage appauvri, un puritanisme de plus en plus présent. « Pensez-vous que, dans le Parti, nous cherchons à détruire l’instinct sexuel ? ». La transparence doit être totale. Finie la vie privée, elle est jetée en pâtures aux médias trop contents de balancer l’intimité sexuelle d’untel. Si Winston va au cinéma, il y voit des réfugiés bombardés quelque part en Méditerranée. Ce monde prend à chaque instant des allures catastrophiques. Winston rencontre Julia et tous deux voudraient se rapprocher l’un de l’autre, mais toute intimité est refusée.
Cette société imaginaire est manipulée par le Parti, une abstraction divisée en Parti Intérieur et le Parti Extérieur complétés par les prolétaires et la Ligue Anti-Sexe des Juniors. Qu’importe le point de départ de la propagande de ce Parti corrompu jusqu’à l’os qui n’hésite pas à torturer à coups de décharges électriques et à persuader à l’aide de programmes de rééducation que « Deux et deux font cinq », de même que « La haine, c’est la paix ! » ainsi qu’il en est décidé. Le Ministère de l’Abondance s’occupe de la faim, le Ministère de l’Amour est là pour vous guérir, mais vos confessions doivent être vraies. « Pensez-vous que le Parti cherche à détruire l’instinct sexuel ? » Des caméras sont braquées partout. Tout citoyen vit sous les yeux de la Police qui surveille même les crimes de la pensée : « Nous rendons le cerveau parfait, avant de le détruire », se vante le Parti et Big Brother surveille en tous lieux. « Pendant la Semaine de la Haine, tout doit être préparé, même les manifestations de colère ».
Dans le livre se déploie tout l’art angoissant de l’écrivain avec sa capacité à inventer un monde certes caricatural, mais qui, insidieusement, devient de plus en plus le nôtre dans une société de surveillance. Entre réseaux sociaux, tests ADN, espionnage des appels téléphoniques, chacun est cerné tous azimuts, fiché dans ses goûts, ses habitudes, ses choix. La société de consommations s’accélère. On fête les chocolats, les châtaignes, les citrons, les fromages ou autres…
Il a paru évident à Gaële Boghossian et au Collectif 8 qu’aujourd’hui était le bon moment pour s’intéresser à « 1984 » et en faire un excellent spectacle. A chacun de juger, mais allez-y !
Caroline Boudet-Lefort