CAUE Alpes Maritimes expose Martin MIGUEL
Voici une idée qui me semble bien banale: les activités humaines et les objets qui en dérivent sont dépendantes les unes des autres. Dans une période historique et un territoire donnés, et à travers l’espace et le temps pour peu qu’il en reste une trace. Idée banale mais, au fond, bien moins partagée que je ne le croyais, et impossible à vraiment se mettre dans la tête et à déployer dans le discours.

Un exemple de cette difficulté: l’histoire de l’art est une discipline constituée. Elle se donne pour objectif d’étudier la place et l’impact des œuvres d’art dans l’histoire. Parfois les conditions historiques de leur émergence. Il a fallu attendre les années 2000 pour que l’on parle d’histoire des arts, et que l’on se préoccupe non seulement des arts visuels, mais aussi des autres disciplines artistiques. Et on ne met pas encore explicitement en relation l’histoire des arts avec celles des idées, des sciences, des techniques, des modes de vie, des croyances, des coutumes… Un exemple de l’importance de ces interactions: un ami peintre me disait simplement que Poussin ne pouvait pas peindre à l’extérieur un jour de Mistral et produire un Van Gogh. L’histoire de la peinture pourrait être, écrivait René Passeron, une histoire des techniques. Sans l’industrialisation du tube et le chemin de fer, pas de peinture impressionniste. Les exemples affluent: on ne produit pas les mêmes types de textes selon qu’une société connait ou ne connait pas l’écriture. On n’écrit pas les mêmes types de phrases avec une plume d’oie, un stylo à bille, ou une machine à écrire (Michel Butor évoquait le « ding » de la machine à écrire qui donnait son rythme à la phrase). On n’écrit pas, on ne peint pas, on ne compose pas de la même façon avant et après Dante, Shakespeare, Mozart, Flaubert etc. Périlleuse sinon impossible histoire. Alors, faisons au moins des jumelage limités: peinture et archéologie, peinture et politique, peinture et astronomie, peinture et architecture… L’œuvre de Martin Miguel est présentée ici du point de vue de ses relations avec l’architecture. Mais n’oublions pas le reste. Laissons de côté la longue histoire des relations entre la peinture, les arts plastiques ou visuels et l’architecture, ou, plus généralement, les espaces habités. Laissons de côté l’ornementation, ou l’occupation, de ces espaces par les artisans et les artistes. Laissons aussi de côté les représentations de ces espaces. Laissons enfin de côté les rêves d’habitat, d’architecture, d’urbanisme, possibles ou improbables, que l’on rencontre à foison dans l’art. Laissons les de côté, en nous rappelant que Martin Miguel s’inscrit dans des préoccupations vieilles de plusieurs milliers d’années, aussi vieilles, au moins, que notre espèce. Martin Miguel devient peintre dans la région niçoise des années 60. Né en 1947, il n’a pas connu la guerre mondiale, et n’a pas été engagé dans les conflits coloniaux. Il commence à peindre dans une région où se sont installés les Picasso, Matisse, Dufy, Dubuffet et des dizaines d’autres références de l’art contemporain. Il connaît les peintres de la génération qui précède la sienne: Arman, César, Gilli, ou, Klein. Il entend les échos des avant-gardes Abstractions de toutes sortes, il a accès aux informations artistiques qui transitent par Ben. Il se reconnaît alors deux références majeures: Matisse et Klein. En regardant l’exposition que présente le CAUE, et les photos qui illustrent ces pages, on voit bien que, depuis des dizaines d’années -depuis la fin des années 70- Miguel introduit dans son travail d’artiste des objets et des matériaux du bâti. Il suffit de considérer toutes les œuvres qui se servent du béton comme matériau de base. Mais reprenons du début. J’entends: des débuts de Miguel dans la pratique de l’art. AU DÉBUT IL Y A L’ESPACE Au début, il y a l’espace. La première « œuvre » repérable comme telle de Martin Miguel, celle à partir de laquelle il se fait reconnaître comme « artiste », date de 1968. Il l’intitule « espace mental ». Il s’agit d’une œuvre « minimale » ou « économique » : je veux signaler par ces qualificatifs qu’elle est réalisée avec un nombre réduit d’éléments: un panneau de bois et deux couleurs. Et un nombre réduit d’interventions: une découpe circulaire et deux recouvrements colorés. Je dirais aussi « radicale ». Radicale, c’est à dire, cherchant à traiter l’œuvre d’art « à la racine », dans ce qui constitue sa nécessité, Comme quelques autres artistes de sa génération, et de sa proximité, Miguel réalise une œuvre (il préfère dire « pièce », plutôt que « œuvre ») qui répond d’abord aux questions suivantes: « que faire après les monochromes de Klein » et « comment développer les découpages de Matisse », les deux œuvres dont il a fait ses références. Le résultat est un support rectangulaire, dans lequel est découpée une forme circulaire. L’ensemble reçoit deux couleurs qui différencient rectangle et cercle, plan et épaisseur.

L’artiste a vingt et un ans quand il cherche à forcer deux portes: celle du monochrome -deux couleurs parce que la pièce comporte deux éléments – celle de la découpe dont l’objectif n’est pas de produire du dessin mais d’engendrer deux formes distinctes dépendant l’une de l’autre. C’est l’époque qui impose ses règles ? En tout cas, ce sont les débats qui animent l’art, la peinture, dans ces années 60: faire de l’art, d’accord, mais pas forcément pour figurer, représenter. User de formes abstraites, mais pas forcément pour exprimer des pulsions ou des affects. User de formes géométriques, mais pas forcément pour composer ou orner. Débarrasser l’art de tout ce que l’on peut trouver ailleurs que dans l’art, de tout ce qui peut être traité par d’autres disciplines ou pratiques que l’art : figures, représentations, sentiments, émotions. Mettre l’art et la peinture à nu. Une autre série de questions est posée à l’époque: montrer l’art, d’accord, mais à qui, où et comment? L’œuvre d’art a-t-elle pour but de décorer un intérieur, d’occuper l’espace habité? Doit-elle s’intégrer dans cet espace ou le questionner? Son statut change-t-il selon où elle est placée? Et le statut du lieu où elle est change-t-il du fait de sa présence? La pièce intitulée « espace mental », et les déclinaisons qu’en fera l’artiste porte en elle cette deuxième série de questions. Les deux éléments dont elle est composée -ou dans lesquels elle est divisée- se retrouvent, selon le lieu où ils sont présentés- dans des rapports différents de distance et de positionnement entre eux (face à face, haut et bas, cote à cote). Le lieu lui-même participe physiquement de l’œuvre: parce qu’une partie du mur se retrouve de fait intégrée dans le cercle découpé comme une partie du lieu d’exposition dans l’espace qui sépare les deux éléments. Ainsi, Miguel considère comme sa première œuvre celle qui intègre ses questionnements sur l’objet d’art et sur l’espace bâti dans lequel cet objet est placé. Il y définit en effet les problématiques dans lesquelles il entend s’inscrire et dans lesquelles il va travailler à l’avenir. Elle engage à considérer toute l’œuvre de ce double point de vue. DANS LA DERNIÈRE SÉRIE Dans la dernière série des œuvres de Miguel, ce qui se construit, c’est d’abord le papier dont on ne peut pas dire qu’il est un simple support tant il participe à la réalisation de l’objet plastique, se constitue, à partir de pâte à papier, en même temps que les traces qui y sont inscrites. Son contour, son format, ses accidents, ses signes, tout est réalisé en même temps. En fait le papier assume, dans une certaine mesure et dans un autre but plastique le même statut que le béton dans les séries précédent: nous reviendrons sur la place du béton dans l’œuvre de Miguel. Retenons pour l’instant les dernières œuvres et reconnaissons y les questionnements des débuts: économie de moyens, radicalité, dessins et traces induites par la constitution du support, questionnement de la relation entre œuvre, trace et espaces: espace réel et espace mental. Les traces, les dessins, l’iconographie même participent de la radicalité. Au début de son travail’ dans les années 60, tout comme aujourd’hui, Miguel pose bien le même problème: à partir de quoi ou de quand peut-on dire d’un objet qu’il appartient au domaine de l’art? Dans les années 60-70, la question est traitée du point de vue de la constitution même de l’objet. Aujourd’hui elle l’est dans sa relation à la préhistoire de l’art. Les dernières œuvres poursuivent aussi la réflexion de l’artiste sur la relation entre art et espace(s): espace habité, sinon bâti, de la préhistoire; occupation de l’espace par le travail de l’art; prise en compte de l’espace, sa forme, ses accidents, la qualité de ses parois pour donner forme au travail artistique. En bref transformation d’un espace naturel en espace humain. C’est, en partie, cette réflexion qui motive les dernières œuvres. Toutefois, quand la réflexion passe par la réalisation artistique, elle s’en trouve déplacée et enrichie ou, au moins, débordée. Ne prenons qu’un exemple: les artistes de Lascaux ont tiré partie d’un lieu et de parois, Leurs figures sont en partie réalisées en fonction. D’une certaine façon l’artiste contemporain inverse la situation: il constitue en même temps le papier (figure de la paroi ou du mur) et la trace.

En fait les emprunts à l’iconographie préhistorique (essentiellement Lascaux) étaient déjà apparus dans les œuvres en béton. Et c’est de façon très consciente que Miguel reliait iconographie, matériaux, espace et architecture. À ce propos, il notait: Il y a aussi dans les derniers travaux « béton » avec les bêtes préhistoriques un rapport à l’architecture. Le rapport est dans la matière, bien sûr, mais surtout dans la forme et l’objet. Le modèle de l’objet c’est le mur qui fut le modèle du tableau et dont le tableau est devenu le modèle de ces murs que je construis. Je pense évidemment à la forme, la forme orthogonale. Le mur dans nos sociétés est majoritairement orthogonal. Il y a dans ces boulots une lutte de formes et de fonctions comme l’on peut en trouver en architecture. La lutte des formes est dans la dispute que se livrent la figure préhistorique et le coffrage orthogonal pour construire le mur ; La matière tente de suivre l’objet dessin et est contrainte par le coffrage. Comme dans les papiers on peut dire que la bête est focalisée par le carré archéologique, avec les bétons, on peut penser à une loupe de béton. La couleur vient fortifier les masses distinctes crées par le dessin ; En général la couleur n’est pas dépendante des corps des bêtes, elle est disposée à l’extérieur. Quant aux fonctions, elles sont souvent duales : Le dessin est sur le mur et producteur du mur. Le dessin est en creux et en relief, dedans et dehors. Le dessin est structure de maintien et se libère de cette fonction en sortant de son couple. Le mur enferme et est libéré de cet enfermement par la structure de l’ensemble dans un contexte plus vaste, au lieu de s’absenter, il se présente mais dans une présence pleine d’absence. Le mur lutte entre surface et objet mais aussi entre structure et objet. Entre image et objet (souvent l’image fait oublier l’objet) SI l’ON FEUILLETTE Si l’on feuillette les pages de ce livre du travail de l’artiste, on retrouvera, constantes, ces deux préoccupations: statut de l’objet d’art comme tel, statut de l’espace dans lequel il s’inscrit. Ajoutons-y l’utilisation des matières, outils et procédures qui sont celles du bâti et, partant, de l’architecture. Voyez les œuvres de la période qui débute en 1979. Miguel l’intitule lui-même « l’habitat comme modèle » : angles de murs, marches d’escalier, tour de poutres, porte, baignoire. Elle fait suite à une période durant laquelle l’artiste a réalisé des œuvres en associant bois brut et galet, objets naturels, dit-il, mais ces objets naturels sont aussi la matière première de l’habitat montagnard dans lequel ils sont réalisés. C’est bien toujours dans le rapport à l’espace habité, son architecture, ses lieux, ses objets que l’artiste va chercher matière à développer sa démarche. Cette démarche se focalise, à partir de 1986, sur les réalisations en béton qui vont se décliner depuis de toutes sortes de façons. Le béton dit bien le rapport à l’espace bâti, aux techniques et savoir faire de la maçonnerie. À cette évidence s’ajoute le fait les coffrages de Miguel sont réalisés avec toutes sortes de formes du bois: bois brut ou à peine scié, qui prennent des allures de poutres, de faîtes, bois usiné, chambranles de portes et fenêtres… L’espace mental est toujours à l’œuvre. IL Y A, DANS LE TRAVAIL DE MIGUEL Il y a, dans le travail de Miguel, comme de nombre d’artistes à travers l’histoire, Les échos des débats, des recherches, des découvertes, des rêves, des inquiétudes, du quotidien de tous. Tout cela y est figuré, représenté, symbolisé pour le mettre à portée de nos regards, de notre sensibilité. Pour élargir nos regards, notre intelligence, notre sensibilité, L’une des préoccupations majeures de notre humanité est celle-ci: comment organisons nous nos espaces, espaces intimes, espaces publics, architectures et urbanismes, pour y vivre ensemble et nous y organiser. Cette préoccupation traverse d’autres champs des activités humaines. Certaines y contribuent directement. D’autres en parlent, en rêvent, en font objets, récits, images, symboles. La peinture est de celles-là. L’art de Martin Miguel est de celles-là. Raphaël Monticelli
Martin MIGUEL, œuvres récentes
Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement des Alpes-Maritimes
26 quai Lunel 06300 NICE
du 27 septembre 2018 au 26 octobre 2018