Cosmogonies, au gré des éléments, l’écologie au musée
Après « Gustav Meztger » et « Sublime : les tremblements du monde », Hélène Guénin, la directrice du musée, continue d’interroger le rapport à la nature dans l’art contemporain. Et c’est passionnant.

Artificialité et nostalgie de la nature
Pourtant en entrant dans l’exposition, ma première réaction fut l’étonnement : une exposition sur les Cosmogonies dans un bâtiment complètement dénaturé, quel paradoxe ! Le MAMAC a été conçu par Yves Bayard comme une galerie municipale d’exposition largement ouverte sur la ville. Quatre tours reliées par des passerelles transparentes d’où l’on tutoyait la vieille ville, le Paillon, Cimiez et le vaste ciel. Mais à la réception du bâtiment, le centre d’art s’était mué en musée avec toutes les règles de conservation qui s’imposent pour une collection permanente. Entre les tours et les passerelles, les écarts de lumière et de température étaient considérables. Le système de climatisation et de modulation de la luminosité n’a jamais fonctionné correctement. En avance sur son temps, ce bâtiment qui voulait vivre au gré des éléments n’a pas bénéficié d’une technologie suffisante. Très vite les stores sont restés baissés. Puis ont été remplacés par des parois fixes. Et jusqu’aux meurtrières dans les salles d’exposition d’être à présent bouchées. Le musée est désormais une boîte hermétique où tout est artificiel : la lumière, la température, l’hygrométrie. Et c’est toujours avec la nostalgie de ce qu’il fut que j’arpente ces passerelles opaques avec leur gros système de climatisation central.

Mais dès la première salle, on se dit qu’on est bien dans le vif du sujet. Le propos de l’exposition redevient cohérent avec l’évolution du bâtiment. Dans cette salle vouée au noir et blanc, les oeuvres parlent de la nostalgie de la nature dans notre monde artificiel où nous vivons hors sol. Vidéo en noir et blanc d’une tête de femme baignée par le ressac de la vague ou d’hommes déployant de grands draps blancs dans un champ nu, photos votives d’Andy Goldsworthy, bocaux de la marque « Le parfait » où Charlotte Charbonnel emprisonne des vapeurs de lait dans une solution d’eau et d’alcool, phrases incantatoires de Yoko Ono. C’est « l’Invention de Morel » de Bioy Casares, du monde perdu il ne nous reste plus que l’enregistrement.

Dans les arcanes du vivant, l’exemple sud-américain
Les deux salles suivantes qui renouent avec la couleur sont, en revanche, un champ d’expérimentation infinie où la nature et l’art collaborent. Elles parlent de rêves écologiques et donnent largement la parole aux artistes sud-américains. Cet élargissement du champ de vision à l’Amérique latine m’a beaucoup intéressé. Spécialiste de l’art du Rio de la Plata, j’ai été témoin depuis 1986 du « phénomène de tropicalisation ». Le peintre Yuyo Noé, né en 1932 à Buenos-Aires, me décrivait l’évolution de la pampa. « Quand j’étais enfant, il n’y avait pas un seul arbre. Une plaine nue à perte de vue. Mais maintenant, ça ressemble à la campagne en Europe. Il y a des arbres partout, haies, bosquets. » Et si la forêt amazonienne régresse, le rêve tropical progresse. La ville de Buenos-Aires ne débouche plus sur le vide de la pampa herbeuse. Les faubourgs ne donnent plus, selon l’expression de Drieu de la Rochelle, reprise par Borgès, la sensation d’un « vertige horizontal » mais ils sont pris dans le dense réseau d’une végétation de plus en plus luxuriante.

Les Argentins très citadins se tournent à présent vers les profondeurs du continent. Ils se passionnent pour les structures du vivant. Le choix d’Irène Kopelman, née à Cordoba en 1974, est à ce titre très intéressant. Elle exprime ce phénomène de tropicalisation. Elle l’exprime de façon cérébrale, ce qui n’a rien d’étonnant pour une artiste née dans la deuxième ville du pays, ville industrielle, ville de l’automobile, et qui vit aux Pays-Bas. Une autre artiste (qui ne figure pas dans l’exposition mais je ne résiste pas au plaisir de vous présenter) est l’expression plus intériorisée, plus charnelle de ce phénomène. Il s’agit de Monica Millan, née en 1960 à San Ignacio, dans la province de Misiones, au bord du fleuve Paraguay, à l’endroit même où a vécu l’écrivain Horacio Quiroga. Monica Millan se partage entre Bs As, Posadas et le Paraguay. Avec ces dessins, à la fois descriptifs et synthétiques, scientifiques et poétiques, elle a introduit dans l’art argentin le monde entêtant des tropiques, son monde, le monde de son enfance. Son exposition de dessins « El rio bordeado » au centre Borgès de Bs As en 2009 a eu un fort retentissement. J’ai beaucoup aimé dans l’exposition les galaxies flottantes de toiles d’araignées de Tomas Saraceno, autre argentin né à San Miguel de Tucuman en 1973. J’y ai vu là la transposition dans le monde naturel des rêveries intersidérales du Madi Gyula Kosice.

Il est moins étonnant de trouver des artistes brésiliens dès qu’on parle d’art et d’écologie. On connaît le travail précurseur de Frans Krajcberg (1921-2017). Militant écologiste de la première heure, dès 1978, Krajcberg a lancé le « Manifeste du naturalisme intégral » ou « Manifeste du Rio Negro » à la suite d’un voyage en Amazonie avec le critique d’art Pierre Restany et le peintre Sepp Baenderenck. J’ai trouvé le travail de Maria Laet née en 1982 à Rio de Janeiro, qui coud la terre de toute beauté.

Une autre oeuvre m’a beaucoup impressionnée mais pour une raison détournée. Elle me parlait moins du geste de l’artiste que de la détérioration de mon environnement direct. Il s’agit de l’enregistrement de la coloration du port de Nice en 1974 par l’Argentin Nicola Garcia Uriburu (1937-2016). J’ai été moins fascinée par la belle coloration que par la présence d’une dizaine de chalutiers. Une pêche industrielle à Nice ! Avec cette vidéo c’est cette mer vivante et poissonneuse décrite par l’école naturaliste niçoise du 19e siècle, par les Fossat, Vérany, Risso et Barla, qui a disparu en direct sous mes yeux. Là où stationnaient les bateaux de pêche on trouve maintenant d’énormes unités de plaisance.

J’ai bien aimé aussi l’univers de science-fiction de Michel Blazy. A coup de moisissures de concentré de tomate et d’agar agar, il a transformé la galerie des Ponchettes en une sorte de catacombe post-apocalyptique, visible jusqu’au 4 novembre 2018.

En s’ouvrant sur l’Amérique latine, cette exposition, originale et foisonnante, ne réduit pas la problématique de l’écologie à la seule nostalgie.
Agnès de Maistre