Delphine Horvilleur, pas de Ajar…
« Il n’y a pas de Ajar »: Dans les Actualités du blog de Lola Gassin, je lis de Thierry Martin un article que j’aurais aimé écrire à propos d’un livre de Delphine Horvilleur dont j’aurais aimé être l’auteur. Facile de dire « j’aurais aimé écrire ce livre ». C’est rêver l’impossible. J’en aurais été incapable. Manque de culture, d’une culture autre… en partie. Mis en œuvre le projet se serait certainement réalisé tout autrement. Différences des cultures : Je ne suis pas juif, donc évidemment pas Rabbin. Ni femme, et ça compte au-delà de nos volontés.
À l’occasion j’aurais remué mes racines. Elles sont bien plus visibles à propos de certains sujets. J’essaie, mais c’est difficile. Les racines sont par définition dessous, entièrement cachées, ou presque. Paraît en février un bouquin d’une centaine de pages que j’ai péniblement triturées pendant cinq ans, livre intitulé « Héritage obligé… » : à travers ma famille une des images possibles du vingtième siècle. Dès qu’on touche à sa famille, serait-ce avec la meilleure intention, ça bouillonne. Lorsque je dis « ça », le mot est juste. Héritage obligé, héritage inévitable qu’il faut recevoir pour fragment, et par fragments garder ou rejeter. Patchwork à modifier, toujours en chemin vers celui que nous devenons ou voudrions devenir. Le hasard de la naissance est aussi celui des rencontres : » il y a des rencontres qui comptent »– frappante banalité qu’écrivait je ne sais plus quel poète… Il y a toujours à rencontrer des Ajar pour bousculer nos itinéraires. Romain Gary a, par Ajar, encore une fois bousculé son déjà tortueux itinéraire.
Lorsque j’étais au lycée, en terminale philo, l’un de mes trois plus proches amis de l’époque, copain depuis la sixième, m’a dit : « Les juifs sont plus intelligents que vous ». J’en fus profondément choqué. Jusqu’au jour où je compris ce qu’il voulait dire : que dans une famille juive l’enfant recevait de naissance, quitte au départ à n’y rien comprendre, une base de culture millénaire – et un savoir lire (ou au moins écouter le lecteur) presque obligatoire. Cet ami oubliait les protestants, nés de l’imprimerie, ainsi devenus lecteurs d’un Livre plutôt que réciter un catéchisme doctrinal. Tandis que moi j’avais d’abord appris à lire avec La Comtesse de Ségur, puis abordé Jules Verne, Erckmann-Chatrian, ensuite Victor Hugo, et au bout devenu dévoreur de bibliothèques, ce qui n’était pas trop mal pour un enfant vivant dans une famille des plus incultes.
Delphine Horvilleur écrit : « On vient tous de quelque part et l’origine, elle vous rattrape toujours à la fin. » Je dirais que l’origine vous agrippe à la naissance, peut-être même dans la période de gestation, et ne vous relâche pas jusqu’à la fin, voire continue à vous habiter aux yeux de la postérité. Jacques Simonelli remarquait à propos de la littérature que mon nom, Alocco, du A initial au O terminal, allait d’alpha à oméga. Il faut accepter que l’écrit nous déborde.
Delphine Horvilleur écrit, dit je crois par Ajar-Romain : « J’ai eu une envie folle de brûler ce bouquin (…) Ce jour-là j’ai compris un truc horrible et insurmontable : les juifs ne valent pas mieux que les autres ! » Plus loin, à propos des textes commentés, et de ses commentaires aussi sans doute, elle affirme : « Mais j’avoue : c’est beaucoup trop subtil pour le commun des lecteurs. Comme La Marseillaise. » J’en suis totalement d’accord. Cette subtilité est bien la faiblesse des langues, de l’hébreux ou de n’importe lesquelles qui s’écrivent, qui ne sont pas comme l’oral, de passage, immédiatement effacées dans l’imprécis des mémoires, dans l’air ambiant, dans l’infini de l’espace. [À lire donc un livre plein d’humour : « Il n’y a pas de Ajar, monologue contre l’identité », par Delphine Horvilleur (Editions Grasset et Fasquelle, 2022)]
Hélas, tout le monde ne comprend pas l’humour, ni que plaisanter c’est sérieux.
Marcel Alocco