DON GIOVANNI de MOZART
En 1787, la complicité fructueuse liant Mozart à son librettiste Lorenzo Da Ponte s’est mise au service de la beauté pour Don Giovanni, opéra considéré comme l’un des sommets de l’art lyrique. L’Opéra de Nice et Anthéa-Théâtre d’Antibes se sont associés en coproduction pour présenter ce chef d’oeuvre dans une mise en scène de Daniel Benoin, directeur d’Anthéa. D’emblée, le décor surprend et séduit le public. La scène est occupée par un lit de dix mètres sur sept qui la couvre totalement. Tout est blanc :les draps et les oreillers, de même que les costumes qui varient entre blanc pur et des blancs cassés. Le décor basé sur le gris perle se complète d’un immense écran en fond de scène sur lequel sont projetées de splendides et pertinentes vidéos de Paulo Correia. Seul est en noir le double de Don Giovanni qui, tout au début, sitôt le meurtre du Commandeur accompli sur l’écran, brûle dans les flammes (l’enfer, s’il existe !).

Le mythe de Don Juan appartient à l’histoire universelle de la littérature et des légendes populaires. Il est l’incarnation du libertin qui défie le monde, l’ordre moral, les lois divines qu’il rejette. Il jalouse les femmes pour leur beauté, les méprisant tout en éprouvant un irrépressible désir de les séduire. Tous ces traits psychologiques ont été définis en littérature dans l’oeuvre espagnole du XVIIe siècle de Tirso de Molina El burlador de Sevilla (L’abuseur de Séville). Le véritable héros de l’opéra devient Don Giovanni dont la puissance ne sera brisée que par la force surnaturelle de l’esprit en la personne du Commandeur. Son valet, Leporello, avec ses traits comiques, fait un parfait contrepoint à son maître. Seules les femmes conservent une certaine humanité. Très osée, très « culottée » pourrait-on dire, la mise en scène de Daniel Benoin souligne toutes sortes d’aspects de cet opéra qui n’apparaissent pas toujours de façon aussi évidente. Elle actualise avec humour le sujet en le traitant selon l’époque de #MeToo, ce qui provoque quelques rires discrets dans la salle. Une grande partie de l’action se passe sous les draps avec des scènes d’alcôve très audacieuses. Il n’y a plus de punition divine, la statue du Commandeur ne figurant d’ailleurs qu’en vidéo. A la fois séducteur et prédateur pervers, Don Giovanni réserve un sort à tout jupon et harcèle chaque femme à portée de la main, qu’elles soient des victimes en furie ou qu’elles ne demandent qu’à céder. Il part en chasse à la moindre « odore di femmina » qu’il flaire animalement en fêtard pressé qui se prépare à des frasques. Champion de la démocratie, sa « panoplie » peut aller de la duchesse à la paysanne, de jeunes aux vieilles, de grandes aux petites, « La grande a de l’allure, la petite est toujours mignonne ».

Avec la légèreté de son humour cocasse qui parfois agace son maître, Leporello, mi-solidaire, mi-censeur, freine en vain cette descente forcenée vers l’enfer. Avec l’insolence de ses attitudes, il avive toute la pertinence de cet opéra que Mozart a lui-même sous-titré : dramma giocoso, un drame joyeux. En montant Don Giovanni comme une chronique allègre des années #MeToo, Daniel Benoin a probablement voulu que la sexualité affranchie du libertin ne se prodigue jamais sans son prix à payer : la mort. Sur le lit de débauche, les tableaux s’enchaînent avec une fluidité toute musicale et reviennent toujours sur cette butée inexorable qu’est la mort pour rançon du plaisir. Eros et Thanatos mènent la danse et précipitent vers l’abîme ce séducteur obsessionnel, que l’apparition de trois masques, revenant d’un carnaval, ne réussissent pas à raisonner. Jamais la musique de Mozart n’avait exprimé aussi sincèrement le contraste entre l’amour et la mort. L’âpre triomphe de la morale n’est adouci que par la volupté du chant, autant des voix masculines que féminines, toutes parfaites. Dans le rôle-titre, Andrei Kymach est abject avec classe, harcelant et embrassant voluptueusement chaque femme à portée de la main. Il est un Don Giovanni flambeur jamais las, jusque dans les notes finales menées énergiquement sous la baguette de György G. Ràth qui dirige l’orchestre Philharmonique de Nice. Mirco Palazzi complète le tandem maître-valet avec un Leporello roublard à souhait. Natalya Pavlova donne beaucoup de noblesse à Donna Anna, ainsi qu’Alessandra Volpe en Elvira, véritable amoureuse tragique. La sublime Zerlina de Veronica Granatiero déploie tous les sortilèges d’une malicieuse rouerie vocale qui s’assortie avec la voix de son Masetto, Daniel Giulianini. Les costumes signés Nathalie Bérard-Benoin sont de l’époque de Mozart, sans s’accorder à cette lecture de la société d’aujourd’hui.

De tous les opéras de Mozart, Don Giovanni est le plus prestigieux. Poètes, conteurs, compositeurs, philosophes, psychanalystes… en ont célébré la perfection musicale et la richesse des symboles. L’efficacité de la mise en scène et l’engagement des chanteurs donnent une originalité et une volupté sans faille à cette nuit sans fin.
Par Caroline Boudet-Lefort