Festival de Cannes 2021 : du féminin pluriel à l’énigme familiale
Le Festival de Cannes 2021 a été un festival de femmes. Nous avons deux motifs pour l’affirmer. D’abord par l’accroissement du nombre de réalisatrices présentes. Dans les quatre principales sections (Compétition, Un certain regard, Quinzaine des réalisateurs et Semaine de la critique), leur effectif est passé de 25 à 29 %. Ensuite par la nature des thèmes choisis et la manière de les aborder. Dans de nombreux films, le héros du récit est une femme. Toutes ne sont pas aussi radicales qu’Alexia, l’héroïne de Titane. Elle pourront être des jeunes filles en révolte face à la société post coloniale, des mères de famille poussées à se battre pour leurs enfants et enfin des femmes pour qui la lutte se situe dans le cadre intime et familial.

Une jeune femme en colère : « Freda »
« Freda », premier film de la réalisatrice haïtienne Gessica Geneus, a été très apprécié par le public de la sélection Un certain regard, sans doute en raison de l’actualité du sujet. Sans misérabilisme, ce film nous parle d’Haïti d’aujourd’hui à travers le regard d’un jeune femme prénommée Freda. Étudiante en anthropologie, elle vit à Port au Prince avec sa mère, son frère et sa sœur. À la Faculté, elle se bat contre la médiocrité des enseignements. À la maison, elle fustige sa mère, petite commerçante obnubilée par le qu’en dira-t-on et sous l’emprise de prédicateurs pas très nets. Elle n’épargne ni son frère, paresseux chouchou de sa maman, ni sa sœur, adepte du blanchiment de peau et à la recherche d’un riche mari en mesure de satisfaire son goût pour le luxe. « Freda » a les défauts d’un premier film : il aborde en 90 mn le maximum de thèmes (la corruption, la violence des rapports sociaux, l’inégalité homme-femme, le pouvoir des sectes, le tourisme sexuel, le néocolonialisme culturel, etc.). Ce sombre tableau est corrigé par l’énergie et l’humour de cette peinture chatoyante et finalement optimiste d’un peuple et d’une culture résistant à toutes les oppressions.

Des mères courage : « Lingui, les liens sacrés », « Bonne mère » et « Feathers »
Aminata (Achouackh Abakar), héroïne de « Lingui, les liens sacrés » du Tchadien Mahamat Saleh Haroun est l’une des plus remarquables mères courage célébrées cette année à Cannes. Elle vit dans les faubourgs de N’djamena où elle exerce un petit boulot, confectionner des paniers à partir de fils de fer récupérés sur des pneus usagés. Elle élève seule Maria, sa fille âgée de 15 ans,. Quand elle apprend que cette dernière est enceinte, elle trouve la force d’accompagner sa fille dans sa volonté d’avorter. Elle défie la morale dominante, la loi et l’interdit religieux. Ses seules alliées seront des femmes ayant su tisser un réseau d’entraide et de résistance contre le pouvoir patriarcal. « Lingui, les liens sacrés » est un film tract qui s’adresse tout d’abord aux africaines et africains subissant ou témoins de cette oppression. Outre l’intrigue proprement dite, le spectateur appréciera la subtilité des rapports entre les personnages et les fines notations sur la vie domestique comme par exemple le statut inhabi tuel des animaux de compagnie dans la maison d’Aminata. Il sera également séduit par la précision des cadrages et la beauté de la lumière dorée auréolant les personnages.

« Bonne mère », second film de Hafsia Herzy, évoque Notre-Dame-de-la-Garde, symbole de Marseille et objet d’un culte populaire toujours actuel. La Bonne mère, Nora (Halima Benhamed) est veuve et cheffe d’une famille de cinq ou six personnes. Elle habite un appartement social dans le quartier Nord de Marseille. Le matin elle nettoie les cabines d’avions à Marignane, l’après midi elle est aide-ménagère chez une personne âgée dans le quartier des Oliviers. Avec un grand courage, un optimisme à toute épreuve et une profonde rigueur morale, elle dispense à tous tendresse et écoute. Elle apporte son soutien psychologique et financier à son fils en prison dans l’attente d’un jugement pour un braquage de station service ayant foiré. Elle trouve le temps de préparer quelques spécialités orientales dont elle régale sa tribu ainsi que ses collègues. Elle est le pilier matériel et spirituel d’une famille menacée d’éclatement. Hafsia Herzy donne de cet univers une image chaleureuse et parfois drôle. On regrettera néanmoins que la réalisatrice ait privilégié la description de vie au jour le jour au dépens de la mise en place d’une intrigue.

La semaine de la critique a distingué « Feathers » (en français « Plumes ») de l’Egyptien Omar El Zohairy en lui attribuant son Grand Prix. Ce film décrit la vie d’une mère de famille, esclave domestique aliénée finissant par se révolter. Son originalité est de conduire ce récit dans un style oscillant entre naturalisme, fantastique et humour noir.
Au départ, nous sommes plongés dans le quotidien misérable d’un couple de la banlieue du Caire à une époque indéterminée, entre les années 80 et nos jours. Le mari (Samy Bassouny) est ouvrier, la femme (Demyana Nassar) s’occupe de la maison et des trois enfants (entre 8 et 1 an). Le mari est le prototype absolu du tyran domestique. Les décors stylisés et la sobriété du jeu des acteurs évoquent d’avantage l’univers d’Aki Kaurismäki que celui de Youssef Chahine. Après un début laissant penser que l’on va suivre un drame social, le film bascule dans le loufoque. A l’occasion de l’anniversaire du deuxième fils, des magiciens recrutés pour animer la fête ratent leur tour en transformant le mari en poulet…
La suite du film décrit comment la mère fera face aux problèmes qui l’attendent : plus de salaire, des dettes, la difficulté à trouver du travail et cet encombrant poulet que l’on ne peut manger. Au passage Omar El Zohairy épingle quelques personnages inévitables dans cette situation : le sadique fonctionnaire du service des HLM, l’ami serviable devenu harceleur, les patrons cupides, etc…
En suivant les péripéties de « Feathers », on ne rit pas comme on le ferait lors de la projection d’une comédie de Monicelli de la grande époque. Par contre, on est saisi de sidération face à l’accumulation de chicanes, préjugés, et mesquineries diverses qui semblent, en Égypte, frapper pour l’éternité les gens pauvres. Est-ce cela les dix plaies d’Égypte ?

Le couple comme champ de bataille : « L’Histoire de ma femme » et « Les Olympiades »
Parmi les films oubliés par le Palmarès figure « L’Histoire de ma femme » de la Hongroise Ildikó Enyedi, sans doute parce que il était d’apparence trop classique. Il décrit les relations tourmentées entre un capitaine au long cours hollandais, Jakob Störr (Gijs Naber) et la délicieuse et insaisissable parisienne Lizzy (Léa Seydoux). L’histoire débute par un coup de dé. Jakob, célibataire vieillissant commence à souffrir de sa solitude quand il est à terre. Dans un bar avec un ami, il lui déclare qu’il épousera la première femme entrant dans l’établissement. Et Lizzi apparaît. La suite? On la devine, elle est contenue dans le titre. C’est un homme qui parle de son épouse. On suit les péripéties de cette union insolite selon le point de vue du mari, honnête mais rigide. Par contre, on ne connaît rien d’elle. Est elle infidèle ou cherche-t-elle à provoquer son mari? L’aime-t-elle ou est-elle intéressée uniquement par son argent? Ces questions hantent le pauvre Jakob. Il est d’avantage compétent pour la conduite d’un équipage par gros temps que pour celle de sa vie de couple. Une des scènes-clef du film est le strip-poker que Jakob propose à Lizzy, lors de la nuit de noces. Très rapidement, il se retrouve nu face à elle mais ne comprend pas la leçon. Il est vain, voire dangereux de vouloir tout comprendre et tout savoir. Ce mariage devient progressivement un jeu de rapports de force menant droit au naufrage jusqu’au moment ultime quand les perspectives se renversent.
Le perpétuel bras de fer à l’intérieur de ce couple n’est-il pas une allégorie de toute relation entre un homme et une femme? Sous son apparence de mélodrame bourgeois dans la Mitteleuropa de l’entre deux guerres, « L’Histoire de ma femme » est un diagnostic très actuel sur le fonctionnement du mariage dans nos sociétés.

« Les Olympiades » est le dernier film de Jacques Audiard. Il se déroule dans le XIIIe arrondissement de Paris de nos jours. Il surprend car l’auteur aborde un genre inattendu chez lui, celui de la comédie sentimentale. Pas trop sentimentale puisqu’il n’est jamais question d’amour dans ce chassé-croisé entre trois personnages mus par trois préoccupations : le sexe, le logement et l’activité salariale. Nous rencontrons d’abord Émilie (Lucie Zhang), jeune femme d’origine chinoise occupant l’appartement de sa grand-mère vivant dans un EHPAD. Bien que diplômée de Science-Po, elle est téléconseillère dans un centre d’appel puis serveuse dans un restaurant. Arrive un candidat colocataire Camille (Makita Samba), black séduisant et cynique à l’activité sexuelle intense. Il est professeur de Lettres dans un collège de banlieue où il s’ennuie. Survient enfin Nora (Noémie Merlant) débarquant de Bordeaux suite à un chagrin d’amour. Elle reprend des études de Droit à la Faculté de Tolbiac puis les abandonne en raison d’un harcèlement sur les réseaux sociaux. A ce trio, s’ajoute la mystérieuse Amber Sweet (Jehnny Beth), camgirl. Ce film a provoqué un certain malaise. Il a été reproché à Jacques Audiard d’être trop optimiste dans la peinture d’une France multiculturelle sans préjugés raciaux. Cette critique n’est pas fondée parce que le film se déroule dans un microcosme non représentatif du pays. Par contre le comportement très opportuniste des personnages est manifeste. Quelques courtes scènes éclairent cet aspect de leur personnalité. Émilie passe un marché avec une nouvelle colocataire pour qu’à sa place, elle rende visite à sa grand mère atteinte d’Alzheimer. La sœur de Camille voulant devenir performeuse de stand-up n’obtient pas de ce dernier les encouragements attendus. Seule Amber, stéréotype de la prostituée au grand cœur fait preuve d’un peu de générosité notamment à l’égard de Nora. La jeunesse du moins celle du quartier des Olympiades que nous décrit Jacques Audiard est assez désespérante par son individualisme et son absence d’ouverture aux autres.
Familles d’hier, d’aujourd’hui et de demain : « La Fièvre de Petrov », « Mon Légionnaire »,
« After Yang » et « Marx peut attendre ». Un survol des films ayant marqué le Festival de Cannes 2011 ne saurait oublier les quatre œuvres qui dans des genres différents (l’onirisme, le réalisme, la SF et le documentaire ont donné de la famille renouvelée et excitante.

« La Fièvre de Petrov », de Kirill Serebrennikov, seul film russe en compétition, n’a pas su plaire au jury. Il est vrai qu’il est clivant. Pour certains, c’est un film long et indigeste. Pour d’autres c’est l’œuvre d’un créateur à l’imagination sans limite. Si on est enthousiaste, un nouveau Felini est apparu. Si l’on est prudent , il s’agit d’un nouveau Jodorowsky. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est profondément russe.
En 2018, avec « Leto », nous avions pu apprécier la virtuosité de Serebrennikov dans cette chronique d’un groupe de rock underground à la fin des années Brejnev.
Avec « La Fièvre de Petrov », adaptation du roman d’Alexeï Salnikov, il monte d’un cran. Sur le modèle d’Ulysse de James Joyce, le film décrit quelques heures de la vie ordinaire des Petrov à Ekaterinburg en Sibérie occidentale. Les fantasmes, les rêves et les réminiscences du passé se mélangent à la réalité de leur existence.
Le tout est altéré par l’état fiévreux du héros et la consommation de vodka. Il est dessinateur de BD et mécanicien, son épouse est bibliothécaire. Ils vivent séparés et sont en conflit pour la garde de leur fils. A partir de ces données, Serebrennikov élabore un patchwork d’images en couleurs et aux reflets cuivrés pour le présent en noir. Les personnages peuplant cet univers sont grotesques ou inquiétants mais aussi émouvants. On y croise les visiteurs de la bibliothèque, le club des poètes du même établissement, les vieux râleurs du bus, des contrôleurs de toute sorte, la mère du héros en reine des neiges d’une fête scolaire de fin d’année, un chauffeur de corbillard, un dentier bavard, etc. Au terme de ces 2 heures et 25 minutes de plongée au cœur de la psyché russe, on sort essoré mais euphorique pour autant que l’on ait accepté d’embarquer sans a priori dans ce trip.

« Mon Légionnaire » de Rachel Lang reprend le titre de la célèbre chanson de Marguerite Monnot. Le film en respecte l’esprit tout en restant réaliste. Il décrit de manière très précise la Légion Étrangère d’aujourd’hui sans perdre la forte charge fantasmatique de ce corps légendaire. La cinéaste a choisi de s’intéresser au parcours de deux couples. Dans le premier, l’homme est gradé et marié. Il s’agit de Maxime (Louis Garrel), jeune officier fraîchement affecté au 2e REP de Calvi et son épouse Céline, (Camille Cottin). Le second couple est composé de Vlad (Aleksandr Kuznetsov) nouvelle recrue de la Légion et sa fiancée Nika (Ina Marija Bartaité), tous deux Ukrainiens. Les hommes enchaînent des entraînements intensifs, des pots et autres cérémonies. Ils intègrent à grande vitesse cette famille qu’est la Légion avec ses rituels et son langage. Quant aux femmes mariées, elle font l’objet de la sollicitude paternaliste de l’armée. On leur propose des animations du genre soins du visage et initiation à l’œnologie. Ces activités sont peu prisées par Céline assez occupée par son métier d’avocate. Nika, en manque de vie familiale, déprime. La routine de la vie du camp est coupée par deux missions au Mali. Ces actions militaires sont tournées avec une grande précision documentaire, véritable prouesse technique. L’enjeu est de décrire en temps réel une situation sur le terrain (l’immobilisation d’une colonne en raison de l’explosion d’une mine) et la riposte à cette attaque dépendant des ordres venant du PC de N’Djamena.
« Mon Légionnaire » ne fera changer d’avis ni les antimilitaristes convaincus, ni les personnes fascinées par la Légion et sa légende. Cependant, on peut imaginer que les uns comme les autres seront touchés par le sort des femmes passant une grande partie de leur temps à attendre leur légionnaire.
Il est amusant de constater que les deux meilleurs films sur ce corps, le dernier de l’armée française à refuser d’admettre de femmes en son sein, sont l’œuvre de deux réalisatrices, Rachel Lang pour « Mon Légionnaire » et Claire Denis pour « Beau Travail », datant de 1999

After Yang l’œuvre du plasticien, essayiste et vidéaste américain d’origine coréenne, Kogonada. Cet artiste est très apprécié par la critique américaine et, jusqu’ici, peu connu chez nous.
After Yang est un récit d’anticipation donnant une image originale de notre futur. Contrairement à la production courante, il décrit un avenir agréable où cohabitent humains, clones et androïdes. Les personnages vivent dans des maisonnettes en bois intégrées à l’espace naturel et bénéficient d’un confort sans tapage. On y boit des tisanes et l’interracial semble être la norme. La famille dont nous allons partager l’existence se compose d’un caucasien, Jack (Colin Farrell), de son épouse noire Kyra (Jodie Turner-Smith) et de leur fillette asiatique adoptée Mika (Malea Emma Tjandrawidjaja). Cette dernière est très attachée à son androïde de compagnie, Yang. C’est son substitut de grand frère et son coach culturel puisqu’il a été programmé comme expert en sinologie afin que l’enfant garde le contact avec sa culture d’origine. Un matin, Yang ne peut plus être réactivé. Jack cherche à le faire réparer mais cela s’avère impossible. Il peut néanmoins récupérer la boite noire du robot. L’examen de ses données va révéler quelque surprises…
After Yang ne cherche pas à décrire un futur idyllique ou cauchemardesque mais simplement à offrir au spectateur quelques thèmes de réflexion. Comme, l’ont fait avant lui « Blade Runner » et « A.I. Intelligence artificielle », le film pose le problème de l’éventuelle capacité des robots à aimer.
Kogonada pousse plus loin sa réflexion en dépassant le cadre limité d’un film d’anticipation : le sentiment fraternel est-il lié seulement au sang commun ? Comment fait-on famille ? Qu’est-ce que l’immortalité ?

« Marx peut attendre » de Marco Bellochio a été projeté la veille de la clôture du Festival de Cannes. Pour bâtir ce documentaire familial, il a interviewé ses quatre frères et sœurs ainsi que ses enfants. Il a enrichi leurs propos par des documents d’époque et de courts extraits de ses films grâce auxquels il a pu décrire leur jeunesse à Piacenza, leur départ pour Milan et l’éducation catholique traditionnelle mais libérale reçue de leurs parents. Après la description du cadre familial, le réalisateur centre son récit sur un drame, le suicide en 1968 de son frère jumeau, Camillo, à l’âge de 29 ans. Il souffrait de dépression. Marco Bellochio dévoile son sentiment de culpabilité depuis cette tragédie. Alors que son jumeau lui demandait de l’aide, il lui répondait en bon maoïste que la cause de son mal était le capitalisme. Il sera guéri dès que la révolution sera accomplie. Camillo répliquait par ces mots aussi désespérés qu’ironiques : « Marx peut attendre » !
Cet épisode nous rappelle qu’au cours des années soixante, la bêtise politique et le fanatisme frappèrent une partie de la jeunesse occidentale. En 1965 avec « Les Poings dans les poches » et en 1967 avec « La Chine est proche », Marco Bellochio apporta sa contribution au mouvement maoïste. Doit-on pour autant jeter le discrédit sur toute son œuvre ? Certes non !
Il est réconfortant de constater qu’en donnant la parole à un cinéaste majeur avouant ses bévues passées sans se flageller ni se justifier, le Festival de Cannes affirme son soutien aux créateurs face à la volonté de juger une œuvre en fonction du comportement de son auteur, à un moment donné de sa vie privée.
Bernard Boye
Feathers d’Omar El Zohairy : prochainement
L’Histoire de ma femme de Ildikó Enyedi : 12 janvier 202
Les Olympiades de Jacques Audiard : 3 novembre 2021
La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov : 1er décembre 2021
Mon Légionnaire de Rachel Lang : 6 octobre 2021
After Yang de Kogonada : inconnue
Marx peut attendre de Marco Bellochio : prochainement