Hommage à Pierre Chave (1940-2020)
Pierre Chave nous a quittés le 4 décembre 2020. Je le savais très malade. Pourtant je n’ai pas reçu l’annonce de sa mort comme une triste nouvelle mais comme une mauvaise nouvelle, un coup du sort. J’ai ressenti un grand vide.

Un homme d’exception pour une galerie d’exception
Je sais que l’homme va me manquer. Je ne serai plus accueillie au seuil de la galerie par son sourire, un sourire fait de réserve et de douceur et pourtant si engageant. Un sourire de bienvenue qui ouvrait d’un coup la galerie puis se faisait discret pour laisser le visiteur profiter des oeuvres. Il restait dans la première salle, disponible si l’on voulait revenir vers lui mais n’intervenait pas. On pouvait prendre tout son temps. Il attendait, et puis en partant, on échangeait quelques propos sur l’artiste, l’actualité de la galerie, rien de plus mais des propos justes, qui apportaient un éclairage intéressant, une anecdote savoureuse. Pierre Chave était un homme intelligent et vif qui savait synthétiser une situation en quelques mots bien choisis.
Cette grande disponibilité et cet effacement devant les oeuvres et les artistes, les Chave m’en ont encore donné un exemple fin octobre. Quand je suis arrivée sur le coup de midi, sa femme Madeleine et sa fille fermaient la galerie. J’ai proposé de revenir à 14 h. Mais non Madeleine Chave a rouvert les deux espaces, m’a laissée regarder tranquillement la rétrospective de Michel Roux, acheter un catalogue. Pourtant elle était très affectée. Sous le coup de l’émotion, elle a fait tomber un cadre dont le verre s’est brisé. Elle attendait que je finisse ma visite pour rejoindre son mari qui était déjà hospitalisé et qui souffrait beaucoup. On peut dire qu’avec Pierre et Madeleine Chave, être au service de l’art prend tout son sens et jusqu’à l’abnégation.
Le 4 décembre c’est un grand galeriste qui nous a quittés. Les Chave nous ont habitué à accepter simplement l’exceptionnel. Mais combien d’autres galeries peuvent se targuer d’une si longue et si riche histoire. Histoire si exceptionnelle que le centre Pompidou a tenu à rendre hommage à la galerie vençoise. Au printemps 2019, le premier volet de l’accrochage “Galeries du XXe siècle” consacrait un hommage à la galerie Chave.

De 1947 à aujourd’hui la galerie a, en effet, présenté plus de 250 expositions dans ses murs, rue Isnard à Vence, auxquelles s’ajoutent les expositions hors les murs. Souvent, lorsque je passais à Vence, je trouvais Pierre et Madeleine Chave en train de préparer un prêt à telle ou telle institution pour une exposition d’X ou Y. Ils étaient souvent en partance pour le vernissage d’un de leurs artistes. Et cette reconnaissance de leur travail et de leurs choix aux quatre coins de la France et de l’Europe, cette diffusion de leurs artistes, était pour eux une grande source de satisfaction.
Alphonse Chave, le père, était un chineur. Dans les années 50-60, à côté des artistes de passage à Vence dont la réputation n’est plus à faire (Dubuffet, Michaux, Jacques Prévert, Georges Ribemont-Dessaigne, Jean Cocteau, Max Ernst, Dorothea Tanning, Man Ray…) il expose les jeunes pousses de la région et cela dès 1960-61 (Arman, Gette, César, Malaval) et toutes sortes d’irréguliers : Pepersack, le Niçois Ozenda, André Bauchant, Marthe Isely, Palanc, Gabritschevsky, Boris Bojnev, Philippe Dereux, Louis Pons, Slavko Kopac, Chaissac, Fred Deux, Manou Pouderoux, Gaby Bauzil, Gérard Eppelé… Certains feront de belles carrières.
En 1975, Pierre lui succède, secondé par son épouse Madeleine. Ils sont calmes, posés, opinâtres. Les horaires sont respectés. La galerie qui donne sur la rue tient dans deux pièces. Du défrichage d’Alphonse, Pierre et Madeleine gardent les grands aînés et les irréguliers. Ils tournent le dos aux avant-gardes locales. Il faut dire que d’autres s’en chargent et notamment Alexandre de la Salle qui inaugure en 1967 dans sa galerie vençoise de la place Godeau la première d’une longues série d’expositions consacrées à l’Ecole de Nice.
Mais ils ne s’en tiennent pas aux choix du père : le merveilleux calligraphe Michel Roux, les lacis de couleur du père dominicain Kim En Joong, les cuirs de l’Allemand Kalinowski, les fantaisies colorées de Théo Tobiasse, les boîtes du pharmacien Paul Duchein, les photographies de Michel Graniou, Omar Youssoufi, les papiers recyclés du photographe Bernard Guillot, les dessins en relief d’Isabelle Jarousse, les vêtures d’Amandine Rouguisto-de Backer, les totems de Danielle Negro font une entrée toujours aussi hétéroclite au 13 rue Isnard.
Sur le site internet de la galerie, on peut lire : “Recherche exigeante de créateurs connus ou moins connus, suivant un itinéraire cohérent et original en dehors de tous regroupements, tendances répertoriées et modes artistiques.” Cette définition de leurs artistes peut aussi s’appliquer à eux. Libres, indifférents au quand dira-t-on, ne se fiant qu’à leur goût et sensibilité, Pierre et Madeleine Chave ont construit patiemment leur propre galaxie.
Dans l’entretien radiophonique donné à Alain Paire, à propos du galeriste et éditeur Jean Hugues avec lequel ils ont entretenu un lien affectif et professionnel profond, Pierre Chave explique : “Il n’est pas intéressant de faire de la communication. Il est intéressant de se prouver que la chose existe. La communication s’annule très vite. Chez nous, c’était l’inverse. On est à Vence, on a une galerie, les gens savent ou ne savent pas mais ils passent un jour ou l’autre. Finalement on existe toujours (…) Il n’y a pas de grands ou de petits collectionneurs. Il n’y a que des gens qui s’intéressent à l’objet que l’on présente. Et certains ont la possibilité de l’acquérir. L’acquisition d’une oeuvre prouve que la personne s’engage. Mais tous ceux qui ne peuvent pas acquérir, ils s’engagent aussi. Ils rentrent dans la galerie, ils voient les choses, ils participent par leur présence.” On comprend mieux dès lors le sentiment d’accueil, de disponibilité et de partage ressenti à chaque visite.
Et ce qu’ils ont montré au cours de ces 73 ans n’est qu’une partie de la collection de la galerie. Je sais d’expérience qu’à côté des dizaines et des dizaines d’artistes qu’ils ont défendus au travers d’expositions et de catalogues, il y a tous les autres. C’est chez eux que j’ai découvert Gilbert Pastor, par un tout petit tableau posé par terre qui m’avait tiré les yeux hors des orbites. Et comme je lui demandais “Qui c’est ?”, Pierre Chave était descendu dans sa réserve et avait remonté d’autres oeuvres. Ah ce petit escalier raide d’où il surgissait toujours souriant, ce qu’il m’a fait rêver. C’était “la caverne aux trésors”. Je suis devenue une fervente admiratrice de l’oeuvre de Gilbert Pastor, artiste que j’ai découvert chez les Chave mais qu’ils n’ont jamais exposé.
Je sais qu’Alphonse Chave a acheté des oeuvres au jeune Serge Dorigny, Serge n’oubliant pas de le rappeler à chaque visite.

Je me souviens de ma stupéfaction l’année dernière lors de l’exposition Jean Deldevez (1910-1983). Ils ne l’avaient jamais montré et voilà qu’ils tiraient de leurs réserves de quoi monter une exposition entière, et quelle exposition, d’un peintre mort depuis 37 ans.
Pierre Chave a su faire vivre par son travail acharné tous ces trésors. Mais il a fait bien plus. C’est que Pierre Chave ne s’est pas contenté d’être, à la suite de son père Alphonse, un grand galeriste.
Un homme de talents au service de la création
Pierre a été lithographe et éditeur. C’est dans l’atelier que Dubuffet s’est fait installer à Vence qu’il découvre en 1958 l’attrait de la lithographie. Si au départ il dispose d’une première machine très simple, il finira avec deux énormes presses Marinoni, de six tonnes chacune. Pour les faire sortir des entrailles du 12 avenue Isnard, il faudra les démonter et les sortir par la porte du bas à l’aide d’une grue. L’une a pu être sauvée : elle a rejoint le lycée Henri Matisse de Vence. Il reste au 12 une petite presse à bras, presque un jouet.
Dès 1966, Pierre Chave devient l’un des lithographes attitrés de Max Ernst. Ils réaliseront plus de 230 planches lithographiques.
« Pendant la “mise en route” d’une série de lithos en couleurs, mon ami Pierre Chave, lithographe émérite, a découvert”, raconte Max Ernst, “comme par hasard, l’éclat dû à la fortuité des compositions. Le procédé est bien simple : au lieu de jeter les épreuves obtenues par le hasard des surimpressions successives dans le panier à papier, prenez la peine – ou offrez-vous le plaisir – de les regarder attentivement de près ou (de loin). Laissez libre jeu aux jeux de votre imagination. Réjouissez-vous de la soudaineté de vos associations mentales et sensuelles, des harmonies et des dissonances de couleurs que le hasard vous a ainsi réservées.» C’est ainsi qu’Ernst va faire toute une série de collages originaux à partir des chutes de tirages.

Ayant atteint un haut degré de maîtrise technique, Pierre Chave travaille pour les plus grands, Max Ernst donc mais aussi Man Ray, Chagall. “C’est le plus grand et le mieux équipé sur la Côte”, rappelle Franta. Là où habituellement un lithographe ne fait que 3-4 passages qui par superpositions permettent d’obtenir 12-16 tonalités, Pierre Chave lui est capable de véritables prouesses. Lorsque le modèle n’a pas été pensé pour la lithographie, il est capable de faire jusqu’à 20 passages pour obtenir les vingt tons recherchés. Je me souviens d’une visite à l’atelier, des deux ouvriers lithographes très professionnels, de la beauté de la pierre et de l’intensité des couleurs.
Lithographe et éditeur, Pierre Chave met ses talents au service de ses artistes. Cartons d’invitation, catalogues d’exposition et livres d’artistes, la lithographie est partout. On lui doit des livres d’artistes absolument sublimes comme “Hierogrammes”, photolithographies de Michel Roux, ou ceux de Kim En Joong, Georges Bru, Fred Deux.
De Pierre Chave (firme), la Bibliothèque nationale conserve 201 documents. Il commercialise ses propres impressions et celles d’autres ateliers, comme les gravures de Cécile Reims exécutées, à partir des illustations de son mari Fred Deux, à l’Atelier Moret.
Pierre Chave a eu encore une quatrième corde à son arc, l’enseignement. De 1966 à 2006, il a enseigné la lithographie à la Villa Arson, passeur toujours.
La Côte d’Azur a perdu une de ses grandes figures culturelles, une personnalité unique et irremplaçable.
Agnès de Maistre