ArtistesJournal

In memoriam Hannelore Jüterbock (30 avril 1938 – 13 juin 2018)

Hannelore est morte le 13 juin dernier. Je suis passée peu après rue Penchienatti à Nice devant son atelier-galerie. Une petite enseigne « Art », un fanal en plexiglass peint, éclairé de l’intérieur, et un monochrome jaune tout habillé de lumière. Son oeuvre continuait de veiller sur la rue. J’ai annoncé sa mort à nos amis communs de Facebook qui la connaissaient finalement peu. Ses cendres ont été dispersées au large de Saint Jean Cap Ferrat. Je suis allée à la soirée commémorative organisée par sa famille le 28 juillet où je n’ai reconnu que Jeffrey Hessing, l’ami peintre américain, rencontré à la Fondation Nall à Vence lors de son arrivée en 1996. Les membres de sa famille sont repartis en Italie, à Paris, en Allemagne…

Début “Improvisation” avec son fils guitariste Chritian El Sciubba exposition Bogéna galerie, 2004, St Paul de Vence (photo Agnès de Maistre)

Que reste-t-il d’Hannelore ? Avec qui parlait d’elle ? Sa disparition ne laisse pas d’accroc dans le tissu social. C’est la mort dans notre société moderne : pas de lieu de commémoration ni de communauté commémorante. Et pourtant Hannelore a vécu 22 ans sur la Côte d’Azur. Elle s’est intéressée à la vie et à la communauté de Tourrettes sur Loup et de Villefranche sur Mer. Elle a travaillé sans relâche dans des ateliers-galeries qu’elle a ouverts à d’autres artistes, exposé dans des galeries privées et des musées de la région.

Je garde le souvenir très fort de son exposition Via lucis qui avait transformé le château de Tourrettes sur Loup en cathédrale de lumière et de son exposition à la Bogéna galerie dans la grand-rue de Saint-Paul de Vence qui avait été l’occasion d’une improvisation de rue avec son fils guitariste de jazz flamenco Christian El Sciubba. Alors que le jour déclinait, Hannelore avait peint sans relâche, en épousant le rythme nerveux de la guitare de Christian, une grande composition abstraite syncopée.

Fin de l’Improvisation (photo Agnès de Maistre)

J’ai rencontré Hannelore en 1996 peu de temps après son arrivée sur la Côte. Elle était installée dans un atelier de la Fondation Nall à Vence, dans l’ex-fondation Kairoly, vaste domaine boisé en pleine ville. Elle disait son bonheur d’habiter cette petite maison, une pièce pour vivre une pièce pour peindre. Et ce bonheur elle le peignait sans relâche dans des partitions de couleur, inspirées par ses états d’âme ou par les réminiscences de lieux dont elle gardait une sensation chromatique. Elle aimait la beauté de l’endroit et l’ambiance cosmopolite de la Fondation où se côtoyaient des artistes et des écrivains venus du monde entier. Hannelore ne parlait pas un mot de français. Mais elle savait communiquer : par le geste, par l’expression du visage, par l’intonation, avec un vocabulaire italien francisé au petit bonheur la chance. Nos virées en voiture étaient ponctuées par ses exclamations et son rire fréquent. J’en avais conclu qu’à défaut de s’exprimer en français, elle le comprenait. On riait beaucoup et très fort dans ma Renault 11 déglinguée. Des années plus tard, elle m’a avoué, en m’imitant, qu’en fait elle ne comprenait rien. Mais m’entendre parler, parler toute seule et éclater de rire à intervalles réguliers la faisait rire. Avant de venir s’installer sur la Côte, Hannelore avait déjà vécu plusieurs vies. Elle est née à Berlin dans une famille de musiciens. Après un doctorat de philosophie et des études de littérature et d’art, elle a commencé sa vie professionnelle comme journaliste au Vatican. Elle se souvenait avec plaisir de cette période de sa vie, des moeurs des cardinaux et du bon pape Paul VI qui avait sollicité son avis, non éclairé, de jeune femme, sur la contraception. C’est à Rome qu’elle a rencontré son mari, Enrico Sciubba, ingénieur et professeur d’université. C’est à Rome que sont nés ses enfants Christian et Sabina. Mais lors de ce premier séjour italien, sa peinture symboliste ne se défait pas du fardeau des fatalités. Couleurs blêmes, dessin appuyé, formes sinueuses lourdement cernées : la vie germe difficilement au milieu des ombres, des fantômes et des démons.

Peinture “Tourrettes” 1997

De retour en Allemagne en 1980, seule avec ses deux jeunes enfants, elle s’installe à Allmannshausen sur le bord du lac bavarois de Starnberg à l’endroit où Louis II de Bavière s’est noyé un 13 juin, dans une maison chargée d’histoire. Régulièrement ses pas la ramènent vers une petite rivière, la Lüssbach : études sur le motif puis réinterprétation à l’atelier. Pendant deux ans, les jeux presque abstraits de tâches, coulures, éclaboussures, pénombre et pâles éclats déroulent progressivement sur un rouleau papier de trente mètres de long, la vie d’une rivière qui charrie les émotions de l’artiste. Pendant dix ans Hannelore revient vers la Lüssbach. Hannelore parlait de cette période comme d’une expérience existentielle, d’une longue ascèse dont elle était sortie transformée. Désormais chaque tableau naît d’une commotion. Sentir le monde, hors et en soi, être deux. Coutumière de l’extraordinaire, sa route croise le chemin de deux papes. Engagée dans les combats des Verts elle côtoie le pape de l’art allemand Beuys et c’est un certain archevêque Joseph Ratzinger qui lui refuse une exposition dans la cathédrale de Munich. Sa maison bavaroise étant glaciale, elle prend l’habitude de se partager entre la Bavière l’été et la Méditerranée l’hiver. L’Espagne où elle croise la route du danseur de flamenco Antonio Vargas, Ocedeixe au Portugal où elle habite une petite maison échangée contre des tableaux, l’Italie et la Côte d’azur.

Peinture “Tourrettes rouge III” 2001

Notre hirondelle repartait tous les étés pour sa Bavière, dans sa vieille Volvo break avec son fidèle Pépé, un chien recueilli sur un parking en Espagne. Elle emportait la production de l’hiver car c’est en Bavière qu’elle exposait et qu’elle vendait le plus régulièrement. Hannelore vivait de sa peinture. Sur les bords de la Méditerranée, elle donne désormais libre cours au flux de ses émotions retranscrites en métaphores chromatiques. A l’opposé de l’analyse et de la synthèse de Matisse qui cherche des équivalences chromatiques « réalistes », Hannelore imagine les villes, les paysages comme des couleurs mentales. Portimao est minérale, géométrique, jaune et nord ; Séville humide, nocturne et bleue ; Venise ondoie dans un bain d’écarlate ; la paroi pourpre de l’Estérel sépare l’azur tiède de la mer du ciel intensément bleu ; le village de Tourrettes est un embrasement escarpé qui émerge de l’obscur. La terre brûle. Hannelore relevait avec étonnement que la figure s’était réintroduite dans sa peinture, modestement, discrètement sous la forme de silhouettes, silhouette de chevaux ou de corps humains. Mais, plus notable, dans son chemin vers la lumière, elle avait adopté le plexiglass. Les couleurs vives, posées sur la feuille de plexi éclairée par l’arrière, se transmuaient en lumière. Après les compositions planes, semblables à des vitraux, est né le désir d’architectures de lumière. Et ce fut son projet de stèle de plexiglass peint, illuminée la nuit, émergeant de l’eau du lac de Starnberg. Malheureusement la stèle, une fois à l’eau, a mal vieilli et a dû être démontée.

Projet pour la stèle Phoenix sur le lac de Starnberg, 2004 (au premier plan le chien Pépé)

Avec Hannelore le merveilleux s’exerçait aussi dans le domaine immobilier. Après la la fondation Nall, Hannelore a trouvé une maison à Tourrettes sur Loup mais pas n’importe laquelle. Une petite maison au pied du village, posée sur le socle rocheux, où avaient vécu avant elle le philosophe Lanza del Vasto et Jacques Prévert. Assez grande pour vivre mais pas assez pour peindre. Qu’à cela ne tienne, Guido, un ami entrepreneur en bâtiment lui a prêté le rez-de-chaussée du château du Caire, tout en haut sur la montagne. Hannelore a adoré travailler dans le silence infini, face à l’espace, en pleine lumière, à une hauteur de paix où le monde s’estompe et où seuls les chevreuils venaient lui rendre visite. Par la suite, elle a déplacé son atelier à Nice rue Ségurane puis elle a recherché le calme presque lacustre de la rade de Villefranche puis à nouveau Nice. A Villefranche, avenue des Marinières, l’atelier s’enfonçait profondément dans la roche, souvenir d’un vieux projet abandonné de base sous-marine. Hannelore avait un énergie et une joie de vivre considérables. Et elle ne savait pas vivre sans partager ce qu’elle aimait. C’est ainsi que j’ai connu ses maisons, ses ateliers, ses villages, sa peinture, la musique de ses enfants, ses amis…

Peinture sur papier 6 x 8 cm, 2007. Pour la nouvelle année, Hanelore découpait une peinture originale pour envoyer ses voeux.

Quand je cherche des apparentements à Hannelore, le nom qui me vient à l’esprit c’est celui de Kim En Joong, un peintre coréen converti au catholicisme, père dominicain, engagé lui aussi dans la via lucis, la voie vers la lumière, pour qui aussi l’intensité de la couleur, une intensité qui ne peut être dépassée, est joie. Et ce rapprochement est assez naturel : Hannelore était croyante, catholique. Et sa foi la portait. Ce que dit Kim En Joong de lui est aussi valable pour Hannelore : « la joie est un élan intérieur qui vous dit comme l’ange à Elie : lève-toi et marche ». Elle vivait sa vie comme une perpétuelle révélation, une perpétuelle rencontre, une multitude de dons. Combien de fois je l’ai entendu s’exclamer c’est FAN TAS TIQUE IN CRO YABLE, vraiment BEAU. Alors que j’avais un esprit critique particulièrement développé, Hannelore était toute d’adhésion, d’enthousiasme. Je vivais dans l’insuffisant et le raté et elle dans le sublime. Elle a été une fée pour moi, réenchantant le monde. Hannelore disparue, il nous reste sa peinture toute d’énergie, de joie et de lumière.

Agnès de Maistre