Brèves de lecture

La vie lourde

« Etre enfant, c’est croire que le monde ressemble à ceux qu’on aime »

Tony Duvert

L’art est le plus sûr chemin vers la misère et la folie. C’est particulièrement vrai pour la littérature. Tant la nécessité de dénuder ses entrailles laisse sans repères. C’est souvent les deux, les trois. Misère psychique, misère du corps, misère matérielle s’additionnent. On frime au Deux Magots, on meurt sur un matelas prêté. C’est le cas de Sagan. Ou plutôt on crève. C’est le cas de Tony Duvert. Gilles Sebhan le note magistralement dans L’enfant silencieux :

« Tony est mort en juillet et son cadavre a patienté un long mois. Tout comme en lui l’écrivain était mort des années plus tôt, vingt ans plus tôt, livrant un vivant à la pourriture dans la campagne française. »

Et page 46 :

« A la campagne, à partir du mois de juillet, mais quel jour exactement, le corps s’est mis à parler, le corps a cessé de résister devant la pression de centaines, des milliers de mots insensés qui étaient venus l’investir et le gonfler comme une affreuse baudruche, le corps enfin a éclaté, libérant l’ordure des mots qui ont commencé à couler de lui comme d’une reine-claude trop mûre, à dégoutter de lui sur le sol de la chambre comme l’humeur d’un oeil crevé par les corbeaux. »

L’art, c’est ça, l’art de crever. A défaut d’art de vivre. On fait son lit comme on se couche. D’ailleurs, on dit « coucher sur le papier ».

Duvert avait commencé tôt, façon glauque, aux abords des gares, entre chien et loup, tantôt l’un, tantôt l’autre, sans doute, plutôt chien on se dit, furtif, comme ça, silencieux. Mais on ne sait pas. Il faut imaginer. Ce que fait Gilles Sebhan. C’est assez magistral, cette façon de deviner les blancs. On se dit qu’il ne peut guère se tromper. Tony Duvert va avec les messieurs ou les garçons pour pratiquer ce que les psychiatres appellent « le viol sur soi ». Dans les fourrés des squares, les cinés de quartier. Peyrefitte, Montherlant, Gide, d’autres, ont été là eux aussi. Lui, il est dans cette zone où, entre le délicieux et le terrifiant, il n’y a rien, presque rien, seulement lui, presque enfant. On l’envoie chez le docteur Eck. Docteur la terreur. Les psychiatres se sont toujours attaqués aux enfants. Électrochocs ? Sans doute. Le docteur Eck, c’est docteur folle haine. Tony ne s’en remettra pas.

En 1967, il publie son premier roman, Récidive. Il a vingt-deux ans. En 1973, pour Paysage de fantaisie, il reçoit le Médicis. Comment dire ce que fut son obsession, la thématique d’une douzaine de livres, tous publiés aux éditions de Minuit ? Dire que toute l’œuvre fut basée sur le questionnement d’un désir pour l’enfant et pour l’enfance ? Dire que la liberté vertigineuse de son imagination, son goût pour la provocation sexuelle et sociale, l’élan scandaleux qui le faisait vivre et écrire rendraient ses livres impubliables aujourd’hui ? Dans un entretien (1), Gilles Sebhan commente son entreprise en ces termes : « La difficulté essentielle dans mon travail consistait à traiter de la pédophilie de Duvert, dans et hors de son œuvre, sans que le livre se referme d’emblée entre les mains des lecteurs. J’ai choisi précisément de ne pas employer le mot, de le contourner, non pas par lâcheté, mais parce qu’il fonctionne comme un signal qui annule toute pensée, parce qu’il déclenche une sorte de révulsion morale. Je voulais que le lecteur suspende un peu son jugement pour envisager une vie et une personne dans toute sa complexité. »

Voilà qui est dit et voilà qui est nécessaire. Sans quoi, on ne comprendrait rien à rien, et pire, on ne sentirait pas, au-delà du jugement moral, ce que fut pour Duvert, la nécessité implacable de la révolte, de la radicalité, de la critique totale des mœurs bourgeoises, sa volonté de tout défaire, de démonter les masques, de faire pâlir les impostures et détrôner les valeurs légales. « Le combat est contre la société. La volonté est transgressive », écrit Gilles Sebhan. On n’éprouverait pas à quel point son écriture se nourrissait de l’impossibilité même de sa révolte. Peut-être peut-on résumer celle-ci par ce cri poussé dans La ronde de nuit lorsqu’il se remémore Marcel Eck : « je dédie ce souvenir à ceux qui me prêchent aujourd’hui le respect du mineur. Moralistes bourgeois, j’ai été ce mineur et je l’ai subi, ce respect. »

Une des maladies de la France contemporaine est sans aucun doute la niaiserie. Comme dans un baquet (celui du linge sale familial), les adultes fouillent dans l’enfance, s’extasient, se renient. « La maman », « le papa », on n’entend plus que ça. Ad nauseam. On est dans le gluant, bouche bée, dans la bêtise gluante. La marche blanche bruxelloise parlait de pureté comme le chasseur parle d’amour de la nature.

Tony Duvert est mort près des rives du Loir, parmi les châteaux et les cygnes, en quelque sorte au cœur de la langue française. Sans doute oui qu’il était fou, qu’il est devenu fou. Une mélancolie terrible est descendue sur lui comme un crépuscule. Il était entré dans cette zone là et tous les livres, toute la passion exténuante de l’écriture n’avaient fait que l’y conduire. Il s’était pris lui-même par la main. Il était devenu son ogre, et la femme de l’ogre, à la fois celui qui dévore et celle qui protège. Mais lorsqu’il meurt dans la maison de Thoré-la-Rochette, il ne meurt pas dans le ventre de l’ogre mais dans l’utérus de sa femme. Retour au point de départ, retour à la mort d’avant. Au Maroc, un jour, il écrit : « je glisse à l’intérieur de moi-même. »

Pierre Assouline écrit dans son blog (2) que « Tony Duvert était animé du démon de la pureté. Absolue et sans compromis. » C’est bien là le danger. Il y a dans l’idée même d’absolu (comme dans celles de pureté ou d’utopie) quelque chose de proprement écœurant, qui retourne l’estomac. L’artiste, piégé dans son personnage, dans son immaturité, n’a plus alors comme ressource que d’être ridicule, dérisoire, inutile, dans un monde voué depuis toujours à la jouissance (et si possible aux plus basses). Ou de mourir, toute vie transfusée dans l’œuvre. Pour l’écrivain, comme bue par le papier. Pauvres pitres, amuseurs de galerie de mine, fouilleurs de tombeaux, fouineurs de caniveaux.

A Taggia Arma, un dimanche d’août. Le quinze. Le carillon d’une église se mêle à la sono de la gare pendant quelques instants, puis c’est à nouveau la voix qui pleure et le piano sur les quais déserts. Vietato attraversare.

Martin T.

Gilles Sebhan, Tony Duvert, L’enfant silencieux, Denoël, 2010.

  1. http://www.leoscheer.com/la-revue-litteraire/2010/05/10/106-rl-46-a-la-recherche-de-tony-duvert-entretien-avec-gilles-sebhan.

(2) http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/08/23/mort-dun-ecrivain-a-thore-la-rochette/