L’écriture pour maîtresse
Les écrits de Marcel Alocco, un des artistes les plus discrets de l’Ecole de Nice, forment une œuvre protéiforme restée en partie inédite jusqu’à la récente publication par Les Cahiers Enseigne des Oudin d’un opus de poids qui constitue le tronc principal des récits romanesques.1 Le même souffle traverse le volume réunissant Au présent dans le texte…, au départ simples notes et fragments, d’abord titrée La musique de la vie, et six des sept rhapsodies composées par l’auteur, comptant toutes autant de chapitres que l’Odyssée de chants. Si Alocco s’autorise une grande liberté et une grande diversité de formes littéraires, ainsi que des variations de ton notables, les protagonistes en revanche ne varient pas.
On ne sera pas surpris de retrouver dans la sixième rhapsodie, intitulée Les femmes d’Ulysse ou le RomanSonge de Circé (rédigée entre 1981 et 2001), les déesses qui jalonnent les vers de l’épopée d’Homère. Nourri des mythes grecs, et fasciné par son héros, Alocco a choisi l’allégorie pour EX-primer son insatiable désir d’écriture. Amant de l’écriture, comme l’amoureux, il cherche en vain sa promise, car il n’est pas écrit encore, le verbe qu’il attend. Il nous livre tour à tour la douleur et le bonheur d’écrire, comme jadis l’aède grec se servit du genre épique pour penser la condition humaine. Le voyage tout aussi mouvementé que celui du vainqueur de Troie, est peuplé de femmes aimées, parfois discrètement nommées, principalement incarnées par Nausicaa et Circé, ou encore Eve, l’éternelle, qui hante les nombreux tissages et patchworks de l’artiste, et elle aussi comme les autres, la vibration inaudible d’un désir. Le romanSonge, irrigué par le souvenir d’étreintes amoureuses qui ne furent pas choisies … [mais] s’imposaient apparaît comme une célébration d’intenses passions charnelles, une exultation de la trop brève ivresse du plaisir. Mais la charge érotique ne doit pas égarer le lecteur.
Alocco EST Ulysse, sorte de frère de souffrance, sauf que la bataille qu’il livre est une bataille avec lui-même, un délire en un rêve intérieur, la quête d’une écriture aussi insaisissable qu’est illusoire la fixation dans l’acte amoureux de l’instant qui ne fut qu’à nous. Si l’acte d’écrire est comme le prétendait Cocteau un acte d’amour il prend ici tout son sens. Cela frappe comme une évidence quand on lit l’œuvre d’Alocco, et plus particulièrement la sixième rhapsodie. Prétextant le souvenir d’une fille qui danse, il avoue d’ailleurs sans pudeur que tel est son désir : je voudrais poser ma main sur ton ventre fécond, sentir cogner le pied, glisser la vie, serrer ce grand corps fertile contre ce moi stérile, respirer le verbe de ta bouche et le tilleul discret de tes cheveux défaits. Car c’est à l’impossible perfection scripturale à peine imaginable, — ce fragment d’éternité insaisissable– qu’il aspire : Plus désirant de te penser, qu’il ne l’éprouve dans sa chair. Un désirant errant dans les rêves vains, qui ne saura jamais … quel monde se serait créé de nous, ce fragment d’avenir que nous pouvions produire et que nous allons emprisonner dans l’impasse obscure d’étreintes furtives, à suivre incertain dans le papier et le sombre abri des bibliothèques. Que ce soit Circé enfouie en chacune des autres, aux mille avatars, sous tous les bords rencontrée dans une de ses apparences, Eve, Calypso, Nausicaa ou Pénélope, ses héroïnes dès lors, miroirs à facettes de [s]es rêves, ne sont que l’incarnation fugace de cet impérieux désir d’écriture trop rarement assouvi, et sans cesse enflammé par la mémoire de jouissances passées que l’on voudrait prolonger à l’infini.
Magnifique métaphore de l’acte d’écrire que l’invocation sensuelle de l’acte d’amour avec une déesse, toujours modelée à l’image de son vœu, car explique-t-il, la déesse n’a pas de corps qui lui appartienne, elle n’est que l’éternel reflet mobile d’un désir. Aussi Alocco est-il — quand il se met à sa table de travail– la chambre, et le frisson et l’amant discret … je suis celui qui vit, qui est la page et le stylo. Il sait qu’il n’est que l’esclave : Quelle main tient la plume ? Circé ?, adorable monstre de papier et d’encre qui persiste sur la feuille des siècles. Nausicaa ?, vierge déflorée par Ulysse, évoquant la blancheur de la page, faite de papier et d’encre… être de sa sueur et de son sang. Et de son rêve sans limites. Nausicaa, sans doute, puisque depuis toujours le seul sujet des [s]on texte : elle est celle qui apportera la couleur à la page blanche, mais qui se dérobe sans cesse, qui oblitère … [sa] parole. Je ne suis rien dit-il, qui ne consente et se révolte de me heurter à ta matière.
Car matière à défier il y a, en effet : je me heurte à tes yeux, tes lèvres, tes seins, ton sexe, à ce corps méprisable qui m’est tout. C’est souvent à coups de pioche qu’Alocco fait surgir les mots, il les martèle comme une roche pour en extraire le précieux minerai cherchant au ventre ce feu de lame retirée. La syntaxe s’est assagie — en apparence — Moins de points de suspension, de phrases elliptiques, d’espaces entre les mots, d’alinéas inattendus que dans le premier récit, il est vrai. Mais cette fois c’est un combat corps à corps : il n’y aurait plus de limites, nous serions ni toi ni moi, seulement un battement des artères au même rythme. Alors il s’obstine, il multiplie les secousses, les saccades, les sursauts du lexique – déchire-moi, déchire en moi – jusqu’à l’expulsion, convulsive, orgastique des muscles délivrés, instant qui envahit comme la marée montante inonde la baie. Parfois les mots sont poétiques et célestes, des oiseaux dont les plumes écrivent dans le ciel des histoires nouvelles, venues des ailleurs … ils vont et viennent, entrent et sortent comme les mots qui atteignent l’humain, en jaillissent parfois, et les pénètrent pour ordonner ou bouleverser. Mais le plus souvent il faut sonder les abîmes, affronter les mots d’un passé acide qui perfore, s’enfoncer au plus profond du noir intérieur pour atteindre le texte enseveli, des imprononcés, des illisibles en masse. Là on explore, on parcourt avec minutie, on en connaît, dit-on, tous les détails, les consistances, les contacts agréables et répugnants, les lèvres, les velus, les lisses, les humides muqueuses, les sèches peaux de soleil. On explore chaque réaction, le frisson, le tétanisé, les tremblements ou les abandons…
Comme Ulysse encore, sans cesse, il va de rivages en rivages, dans le même espoir toujours déçu : Chacun son île. Quelqu’un, un jour invité, y séjourne. Une heure, un mois, un an. L’entreprise est vaine, il sait qu’il est à la merci de sa cruelle maîtresse: de te voir je serais créé vivant à ton image un seul verbe venu sur le sage espace encore vierge de la page que le rêve déborde … mais pour dire quoi qui n’a jamais été dit ? L’écriture lui échappe comme Ulysse à la malheureuse Circé, multiple de toutes les femmes – Vous étiez pour moi chacune, Circé vous a fait une –, page blanche toujours encore effacée, toujours à recommencer. Et forcé de conclure : le visiteur fortuné quel que soit le temps passé…ne parvient jamais au bout de sa quête, et la blessure reste, semblable à celle que laisse des amours perdues. Pas d’hubris dans ces pages brûlantes, au contraire, Alocco souffre de sa lucidité. Un voyage chimérique qui le laisse vaincu : le reconnais-tu, haillonné et vieilli, celui qui partait rayonnant de jeunesse et de gloire à conquérir ? Et le voici qui doute de sa mémoire. Il n’y a plus d’images pour illustrer ses dires, et puis le voici qui articule comme un bègue toujours le même discours. Cette femme que j’ai aimée existe-t-elle, ou n’est ce que l’illusion dans la fumée quand brûle la page blanche et de son feu te blesse quand tu croyais jouir ? Partant Alocco écrit en proie à une sorte de transe mémorielle : j’ai connu sa voix, les saveurs de son corps, cette consistance tiède contre l’épiderme sensible de la main, une résistance complice contre mes muscles, et pourtant elle n’existe pas, elle n’est plus que la suite des mots d’une écriture hâtive qui essaie obstinément de la cerner. Les mailles noires de l’encre s’étirent. Quelques couleurs apparaissent isolent un détail sur la plaque fragile de la mémoire … Exercice des lèvres, agitation de la langue … elle m’échappe à jamais … je tente d’en incarcérer l’ombre émouvante d’être pleinement, en définitive, ce qu’il m’en reste d’avoir été, moi, à ses côtés. A peine la réalité du périssable support et de la trace de l’outil d’écriture, la friabilité gazeuse du vocabulaire. Caractères filiformes, ponctuations, espacements ; des blancs, des blancs, et puis rien. Dedans une petite brûlure, comme si ce qu’on appelle l’amour persistait . La rhapsodie se conclue sur la tragique vérité : l’écrivain, condamné à l’imperfection, hurle sa douleur à Circé : Je meurs de n’être qu’un homme réduit à ses limites quand tu rampes, tu étends, tu enveloppes le monde du voile éclatant de ta lumière rapide comme le soleil.
Mais Alocco a pris sa revanche. Ce corps imprenable il l’a finalement pris, avec patience et constance, comme Pénélope a reconquis son Ulysse. Son immense œuvre picturale faite de draps peints détissés, déchirés, recousus à grands points – rhapsodie ultime (du grec chant et coudre) – a finalement donné chair à l’écriture. Comme Pénélope encore, il feint de détisser son ouvrage, mais il sait qu’il travaille pour la postérité : dans ma tête je serai en train de bâtir ma descendance.
Martine MONACELLI
Marcel Alocco Au présent dans le texte & cinq rhapsodies
Roman, Les Cahiers Enseigne des Oudin, Paris, 2020.
(Diffusion Les Presses du Réel.)
1 Marcel Alocco- Au présent dans le texte & cinq rhapsodies – Roman, Les Cahiers Enseigne des Oudin, Paris, 2020.