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LORENZACCIO – PIETRAGALLA – DEROUAULT

Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault ont associé à un même niveau gestes et mots en adoptant la phrase de Musset dans Lorenzaccio « Je n’appartiens à personne, quand la pensée veut être libre, le corps doit l’être aussi ». Depuis l’origine du « Théâtre du corps » qu’ils ont fondé, ils poursuivent un travail qui réunit la danse et le théâtre et ont adapté la pièce de Musset dans cette perspective, en utilisant tous les moyens scéniques actuels pour en faire un spectacle des plus contemporains.

Lorenzaccio photo Pascal Elliott

L’intrigue est complexe entre conspiration, mensonges, corruption, pouvoir, adultères, secrets… Lorenzaccio, héros romantique et ami de débauche du Duc Alexandre de Médicis, projette de tuer celui-ci pour libérer Florence de sa tyrannie. Cet assassinat est un des moments les plus splendides du spectacle. La fusion entre la danse et le théâtre est totale. Les deux arts vivants s’imbriquent totalement dans l’action de la pièce de Musset et la danse donne une nouvelle dimension, sans venir en tant qu’intermède comme à l’époque de Molière et Lully. Ici, le corps parle autant que les mots, les gestes peuvent exprimer l’amour ou la haine, et chaque mouvement révèle les secrets des personnages et leurs émotions les plus enfouies ou dissimulées dans leur inconscient. Cette fusion réinvente le théâtre en permettant de nouvelles formes d’expression avec une circulation entre le dit et le non-dit dans un théâtre dansé ou une danse parlée où l’on passe du verbe au geste. Utiliser des deux disciplines artistiques permet d’exprimer davantage et d’accentuer la personnalité double de Lorenzaccio, avec ses pulsions contradictoires, d’un côté idéaliste rêveur et de l’autre libertin désabusé, fêtard et dépravé. Dans sa résistance à l’oppression, il y a davantage de bravade que de conscience politique et, à aucun moment, il ne semble coller à son acte bien qu’il le reconnaisse.

Lorenzaccio photo Pascal Elliott

Ce projet, singulier dans les arts vivants, présente une danse très énergique et intemporelle, entre classique et contemporain. Dans une Florence, ville vénéneuse où les intrigues et la corruption vont bon train, la pièce de Musset reste en résonance avec l’actualité dans le respect d’un éclatement spatio-temporel d’intrigues, mais souligné par la mise en scène très novatrice, montrant Lorenzo comme une figure torturée et la Marquise de Cibo comme une mystérieuse libertine qui hante le drame. L’icône, fougueuse et vibrante, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault occupent ces deux rôles. La présence animale de Julien Derouault est totalement différente de celle de Gérard Philipe dans le rôle en 1952, dont l’exaltation nous a pourtant laissé un souvenir impérissable. Une superbe scénographie visuelle en 3D, conçue par Gaël Perrin, permet de changer de lieux à l’infini, passant de salons luxueux aux pierres massives des ruelles de Florence. Les costumes de Sylvain Colin ne sont marqués par aucune époque. Très ample, la pièce est raccourcie et resserrée sur onze personnages principaux. Tout en conservant l’essentiel, elle est centrée sur leur psychologie. Provocante, leur danse secoue et fait des étincelles en étant puissante et virile, sans aucune mièvrerie, aussi bien dans l’interprétation des hommes que celle des femmes. Elle sait se faire sensuelle quels que soient les sentiments. Dommage que la scène reste aussi sombre – ce qui convient à l’atmosphère de complots et d’intrigues – mais limite la vision du spectateur placé loin, comme nous. L’obsédante partition musicale de Yannaël Quenel soutient les danseurs qui forment une galerie de personnages aussi effarants que l’horreur qu’ils provoquent sans scrupules. Le pouvoir expressif du corps et cette lecture vraiment nouvelle accentuent les liens entre Lorenzaccio et la situation politique et sociale en France à l’époque de Musset, mais tout autant à celle d’aujourd’hui, où la corruption, les compromissions, et les pertes de repères sont toujours là. La pertinence de la vision de Lorenzo lui permet de démarquer les faux-semblants. Ambigu et fort, il agit seul, sans conspiration organisée, tandis que, accroché à ses valeurs idéalistes, Philippe de Strozzi se montre faible. Au final, il n’y a aucun héros positif. Les mots révèlent les coups de fièvre et les silences sont tout autant assourdissants dans cette danse brute et provocante.

Lorenzaccio photo Pascal Elliott

Une seule représentation a été donnée dans une salle comble du Palais des Festivals de Cannes, devant un public enthousiaste qui a longuement applaudi ce spectacle rare dont des images fortes, chargées d’intensité, nous restent en mémoire.

Par Caroline Boudet-Lefort