Michel Deguy la vie subite
On ne présente plus Michel Deguy, poète et philosophe. Déjà ici fut évoqué son « être au monde » singulier, tenant cette intenable situation qu’il a nommé « philopoésie », et son être-culture précieux dissuadant les examen expéditifs. Car lire Deguy, répétons-le, nécessite l’effort d’élever la lecture au niveau de l’exigence de son écriture.
L’important volume, particulièrement dense, publié récemment se propose en trois parties, « Poèmes », « Biographèmes » « Théorèmes », et on comprend déjà l’impossibilité d’en rendre compte en quelques lignes sauf à réduire sa richesse.
Le triptyque recouvre l’ensemble des champs investis par Deguy, et d’entrée la poésie : « Le poème rend la justesse. La vraie vie est présente, mais dans le peu visible qu’aucune scopie ne peut retenir : mais que le dire peut faire voir. Comment c’est ? C’est comme ça. À portée de pensée : choses justes. Autant de choses, autant de monde. »
Les lecteurs familiers de son oeuvre y trouveront un regard actuel sur maints motifs précédemment exposés, ici suggérés, reliques rénovées, replacées dans la modernité de notre présent.
La deuxième partie, prose poétique, déplie quelques indices imposés d’une biographie, appelés ici en fragments pour leur valeur d’empreinte dans l’oeuvre dont il précise « plutôt dans la circonstance, jour par jour, où l’intense, l’énigme, se murmure en oracles interprétables. »
D’une phrase, ailleurs, résumée « une mosaïque, qui est aussi une séquence, une sorte de vie brève soumise à l’urgence contrariante de l’allusion et de l’éclaircissement ».
Curriculum vitae, osera-t-on, oubliant le sens bureaucratique infligé à l’expression, reliques donc encore, du cours d’une vie en source de réalisations modernes. Rien de nostalgique bien sûr, ni d’inventoriel, et si l’épreuve des deuils, familiaux, amicaux, prolonge une circulation de la mort à travers ces pages, sereinement, elle signe le tragique qui fonde la culture occidentale, (« poème qui cherche à dire quelque chose de vrai de la condition mortelle ») rien de testamentaire non plus.
Enfin, dernière section, une réflexion théorique, une « poétique » rappelle la rigueur extrême de son parcours qui a fouillé les espaces de la connaissance, sillonnant une histoire sélective, l’abondance des noms convoqués en atteste, de la Grèce antique à ses contemporains. « La clairvoyance de l’imminent est une tâche de poétique, que le poéticien instruit à bon escient »
Un théorique par touches délicates, une rhétorique en fragments qui situe la poésie au centre même des questions actuelles de notre monde. La somme d’une culture incomparable confrontée constamment à l’accablement du réel, élabore une dialectique pour transformer un héritage en pensée ultra-moderne.
L’ensemble du livre s’unifie par la finesse et l’élégance d’une écriture savante, française, pourrait-on dire, en enlevant toute connotation nationaliste quand justement l’assurance d’une irréductible identité ouvre un cosmopolitisme lucide (1).
La quête obstinée du mot juste (son et sens), inaccoutumé volontiers, et la construction de la phrase fusionnent l’éminence d’une histoire de la langue et la forme la plus risquée de la modernité; fusionnent aussi le lyrisme et raison critique, gravité et ironie, dans un écart de l’auteur à lui-même permettant la lucidité ( « la restriction du moi est la voie de la sagesse », dit-il, déplorant au passage la propagation d’une tendance inverse). Deguy, s’implique avec clairvoyance et compassion, dans la marche du monde, en phase avec ses drames, ses splendeurs, et toute son écriture est parcourue par cette implication qu’il nomme, dans le sens originel du mot,« écologique »: la proposition poétique dit son aversion pour la tautologie.
Élitiste, assurément, (discrédit absolu en ces temps accommodant plutôt le trivial) quand faire culture oblige la « transcendance », pour éviter le naufrage dans l’action culturelle, machine industrielle inventée pour faciliter l’accès à la culture, devenue désormais l’obstacle principal à son entendement.
« Quand j’écris une chose pour moi, elle est aussi destinée à quelqu’un qui pourrait la partager. Le lecteur, c’est l’autre en soi-même. », réplique-t-il.
« Une élévation ordinaire verse l’absence » constatait Mallarmé; ici, comme, partout, et plus, les absents auront tort.
Alain Lestié
Michel Deguy
la vie subite
Éditions Galilée
(1) paraît simultanément aux Éditions Al Manar « Prose du suaire » , un poème de Michel Deguy traduit en vingt langues, pour saluer Abdelwahab Meddeb.