Monaco – DANCING WITH BERGMAN Hommage à Ingmar Bergman par Alexander Ekman, Johan Inger et Mats Ek.
Pour fêter les 100 ans de la naissance du célèbre cinéaste suédois Ingmar Bergman (1918-2007), les chorégraphes suédois les plus réputés lui rendent hommage avec Dancing with Bergman. Créé par TranscenDanses, cet événement important réunit, pour la première fois dans un même programme, trois générations du ballet suédois moderne, trois créateurs qui sont emblématiques de la danse contemporaine et qui partagent, avec le public, leur nostalgie du grand réalisateur.

Honneur à l’immense Mats Ek, un des chorégraphes les plus respectés aujourd’hui dans le monde de la danse et qui, une nouvelle fois, nous offre ce bonheur de l’admirer sur scène en compagnie de sa complice Ana Laguna. A ses côtés, deux de ses compatriotes, Alexander Ekman et Johan Inger, dont les talents fous en ont fait des personnalités bouillonnantes de la scène chorégraphique internationale. Leurs langages semblent épris de liberté, en entremêlant le vocabulaire classique et le vocabulaire contemporain.

Chacun sait qu’Ingmar Bergman s’est intéressé au théâtre, à l’opéra et à la musique encore davantage qu’au cinéma (pour lui le cinéma était avant tout du théâtre), mais le cinéaste n’est jamais venu à la danse. C’est donc la danse qui vient à lui avec trois pièces où la théâtralisation des corps – tels des ovnis dans des univers insolites – convoque le cinéma de l’immense réalisateur. Quelques extraits de films (Fanny et Alexandre, Personna, Cris et chuchotements…) et quelques documents d’archives font office de ponctuations entre chaque pièce de danse. Des plans de grève battue par les vagues évoquent l’île de Fârö dont Bergman avait fait son refuge et où il termina sa vie. Ces images ajoutent de l’intensité à la danse et créent le parallèle entre son oeuvre et celles des chorégraphes. Quoique leurs talents créatifs soient très différents, les trois artistes se connaissent bien, s’estiment et partagent un « esprit de famille » rare et donc précieux. Dans l’univers cinématographique de Bergman, théâtre et musique alternent, s’opposent, se complètent. C’est tout naturel que la danse ne l’ignore pas et qu’elle rejoigne, entre émotions et rêves brisés, ce cinéaste secret dont la sensibilité a toujours été comblée de peur et de doute permanent. Avec ces trois créations inédites, rythmées de projections vidéo conçues pour l’occasion par Bengt Wanselius, photographe historique du cinéaste culte, la danse et le cinéma semblent donc échanger leurs signes.

Sur la musique de Monteverdi, « Il Ballo delle Ingrate » traduit ici par « Le Ballet des maudites » et inspiré du court-métrage réalisé pour la télévision par Ingmar Bergman, « The dance of the Damned Woman » (1976), Johan Inger a créé 4 Karin. Trois danseuses entourent une mère, tout de noir vêtue, autoritaire au point de claquer dans ses mains pour exiger la reproduction exacte de ses mouvements asymétriques, parfois sans musique. Dans ce huis clos féminin où les identités se superposent (comme dans Personna), les filles sont bâillonnées par une éducation ancestrale transmise de génération en génération, avec le refus de toute évolution et malgré leur velléité de liberté pour « le plaisir, juste le plaisir, de bouger » La théâtralisation des corps évoque l’enfance tourmentée et l’éducation rigide de Bergman sous la férule d’un père pasteur luthérien. Son oeuvre a été élaborée comme une défense contre toute forme de tyrannie familiale. Un homme seul avec des mouvements mécaniques et désespérés, au milieu d’épais nuages de fumée sur une musique de Chopin à laquelle se mêlent des mots du chorégraphe et ceux du cinéaste. Rien ne pouvait mieux évoquer la solitude de chacun qu’interrogent tous les films de Bergman. « La solitude est absolue. C’est illusoire d’imaginer autre chose. » dit la voix-off. On est seul dans un épais brouillard où l’on ne trouve pas de réponse. Cette éternelle interrogation sur le sens de la vie et le silence de Dieu, serait-ce bien ce qui a inspiré Alexander Ekman, à la fois chorégraphe et interprète, dans Thoughts on Bergman ? Cette solitude de la danse, mêlée à un moment de mélancolie, est un éblouissement.

Le plus émouvant est le troisième ballet dans lequel le spectateur peut admirer Mats Ek (73 ans) dansant lui-même avec sa femme, Ana Laguna. Au silence de Dieu correspond l’absence de communication entre deux êtres. La vidéo montre à l’infini Liv Ulmann mettant ses lunettes sur ses yeux dans diverses situations. Est-ce pour évoquer le couple qu’elle forma avec Bergman et son aveuglement alors ? Memory est une pièce intimiste sur la vie de couple auquel Bergman s’est souvent intéressé. Un tapis tombe des cintres pour représenter un appartement, un « home », un foyer, signifié par un lampadaire, un poste de télévision, un sofa… Après quelques mouvements dans un silence total, la musique surgit enfin, tandis que, sur un écran, un portrait de Bergman s’ajoute. La routine, l’habitude qui étouffe le couple, un vieux couple avec ses cris chuchotés et ses silences. L’absence d’amour serait le moindre mal. Amour, tendresse, vieillesse où l’ombre de la mort s’étend. Même si le spectacle n’est pas dénué d’humour, personne ne rit. Il faudrait rire jaune !

D’une puissance incroyable, chaque ballet est cependant porté vers le dépouillement comme l’est le cinéma de Bergman. Ce bouleversant spectacle où les corps sont théâtralisés touche à l’inconscient de chacun comme tous les films du grand réalisateur suédois. Bravo au Monaco Dance Forum d’avoir présenté ce triple hommage offert par la danse! Caroline Boudet-Lefort