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Nice Jazz Festival 2018 : quintessence

Le Nice Jazz Festival vient de s’achever. Depuis longtemps, l’enseigne « Jazz » dont les organisateurs de la manifestation font usage ne couvre qu’une partie minoritaire des concerts. Parmi ces derniers, une demie douzaine de sets, nous ont touchés, intrigués voire émus. Ils représentent, à nos yeux, la quintessence du Nice Jazz Festival, édition 2018. Mardi 17 juillet 2018: Gregory Porter chante Nat Cole (dans le brouhaha et la bousculade)

C’était une bonne idée de proposer à Gregory Porter d’interpréter les reprises de grands succès de Nat King dans la lignée de son dernier CD « Nat King Cole and Me ». C’était également une bonne idée de le faire accompagner par l’Orchestre Philharmonique de l’Opéra Nice Côte d’Azur et les musiciens qui ont participé à cet enregistrement (1). Par contre il a été contre productif d’en faire une soirée gratuite localisée dans un espace relativement réduit. L’événement méritait mieux que le théâtre de verdure trop exigu pour pour accueillir la foule des amateurs ou des simple curieux. Il fallait donc être capable de faire abstraction des conditions d’écoute pour pouvoir apprécier les succès intemporels du crooner que sont « Smile », « Nature Boy », « Mona Lisa », « Quizas Quizas Quizas » ou encore « L-O-V-E ». Gregory Porter a su les faire revivre avec respect et fidélité.

Mardi 17 juillet 2018: Robert Glasper et Christian Scott réunis. Robert Glasper et Christian Scott sont des vieilles connaissances du public niçois. Nous les avons découverts séparément au Nice Jazz Festival de 2013. Pour beaucoup ce fut un choc. Nous n’avons pas oublié la prestation du groupe de Robert Glasper et tout particulièrement les interventions de Yasiin Beyaka Mos Def (chant) et de Casey Benjamin (vocoder). Depuis, on les a revu assez fréquemment (2). Les écouter jouer ensemble excitait donc notre curiosité d’autant plus que leur groupe, R+R=NOW (3), est donné pour être représentatif d’un nouveau jazz synthétisant toutes les musiques urbaines contemporaines. Sur scène, ils font effectivement pas mal de bruit en ayant recours à toutes sorte de distorsions et de collages. Les interventions de Christian Scott tranchent dans cet univers métallique et synthétique. Le son de sa trompette (ou de son bugle) acoustique, clair, puissant et chaud donne un peu de feeling à un discours musical foisonnant mais pesant. Quand, vers la fin du concert, Terrace Martin, le second clavier, abandonne son synthétiseur pour le saxo alto, les deux souffleurs génèrent un groove bienvenu et libérateur.

Mercredi 18 juillet : Laurent de Wilde célèbre Monk

Laurent de Wilde est pianiste et écrivain. Il a publié en 1996 une biographie de Thelonious Monk qui fait autorité. Il était donc parfaitement qualifié pour interpréter l’œuvre de ce génie. Pour se livrer à cet exercice, il a sagement attendu d’avoir forgé son propre style, au cours de 20 ans de carrière. A l’âge de la maturité, il a estimé être prêt à enregistrer un disque consacré exclusivement à Monk (4). Le pianiste est accompagné par Jérôme Regard (Contrebasse) et André Ceccarelli (Batterie). Le concert débute par « Misterioso » dont la particularité, nous apprend Laurent de Wilde, est de tourner autour du Si bémol, la tonalité préférée de Monk. Une contrebasse très présente donne à ce thème toute son swing. Le second morceaux, « Thelonious », est également en Si bémol. Il est interprété dans un style stride qui accentue son caractère mécanique. De « Monk mood », il retient trois accords qui expriment à la fois sa dissonance et son ambiance mystérieuse. Quant à « ‘Round Midnight », un des thèmes monkien les plus joués, le trio en donne une version très funky où la basse, là encore, tient un rôle déterminant. « Pannonica », est interprété avec toute la tendresse que Thélonious ressentait pour sa bienfaitrice. Sur « Friday The 13th », la plus courte et la plus joyeuse composition monkienne, le pianiste nous encourage à l’accompagner en dansant et chantonnant. Il s’agit d’une ritournelle censée donner de l’allégresse quand tout va mal. Le concert se termine par « Locomotion » où la dissonance se pare d’impressionnisme et l’auditeur se retrouve sur le banc d’un petit train brinquebalant.

Mercredi 18 juillet : Joshua Redman et le trio de Billy Hart ou le quartet introuvable

La dernière fois que nous avons écouté Joshua Redman sur la scène du théâtre de verdure, c’était en 2014. Il était accompagné par un groupe de rêve (5). Il revient cette année en invité du trio (6) du batteur, Billy Hart, ex compagnon des plus grands jazzmen (7) des cinquante dernières années. La constitution de ce quartet semble être le résultat d’une combinaison de dernière minute dans laquelle le saxophoniste attitré de l’orchestre de Billy Hart, Marc Turner, a été remplacé par Joshua Redman. Au cours du concert, on a perçu nettement la fracture entre le trio et l’invité. Sur un répertoire composé de thèmes écrits par les membres du trio, à savoir : « South Hampton »(Ethan Iverson), « Song for Balkis » (Billy Hart), « Duchess » (Billy Hart) et « Chamber Music » (Ethan Iverson), le saxophoniste restait, très nettement, en retrait. En fin de concert, Joshua Redman et le trio se retrouvèrent pour donner au public une version puissante et énergique de « Nigeria » de Marc Turner.

Vendredi 20 juillet : Avishai Cohen évoque la jungle urbaine de New-York

Le Nice Jazz Festival aime « Avishai Cohen », le trompettiste : depuis 2013, nous avons pu apprécier l’évolution de sa carrière (8). Cette année, il présente sa dernière création, le projet « Big Vicious ». Ce dernier est le fruit de son séjour à New York. Pour mener à bien ce projet, il a fait appel à une formation inédite composée de deux guitares et deux batteurs (9). Sur scène le résultat rappelle, en plus volubile, Robert Glasper et Christian Scott. On pense également à Miles Davis à la fin de sa carrière, en plus lyrique. Tandis que la section rythmique établit une solide pulsation aux résonances métalliques, la trompette d’Avihai Cohen domine le magma sonore en gardant son expressivité et sa grâce aérienne. En l’écoutant viennent les images des peintures de Fernand Léger et celles du Metropolis de Fritz Lang.

Samedi 21 juillet : Randy Weston

La présence du « Randy Weston’s African Rhythms Quintet » (10) au théâtre de verdure le samedi 21 juillet est un événement qui mérite d’être signalé. Ce musicien, aujourd’hui âgé de 92 ans, est une légende vivante qui continue à publier des disques et à se produire régulièrement en compagnie de musiciens qui lui sont fidèles depuis longue date. Écouter ce groupe c’est se plonger dans une monde où le jazz rencontre la tradition musicale africaine, ses mélodies et son rythme. L’attraction pour le continent noir traverse toute l’œuvre de Randy Weston. Il peut revendiquer une certaine antériorité dans cette démarche. Dans les années 60, il a été à la rencontre des artistes du Nigéria. Plus tard il adéveloppé une fructueuse collaboration avec les musiciens Gnawa du Maroc. Enfin il s’est installé pendant cinq années à Tanger pour y développer un programme pédagogique et continue d’y résider périodiquement. Ainsi, il a acquis une connaissance approfondie de la musique et de la culture africaine. Le concert débute par « Saucer Eyes », thème écrit par Randy Weston en 1956 dans le style post bop de l’époque. Il l’interprété à Nice dans un tempo latino souple et voluptueux. Avec « African Cookbook », l’inspiration est plus africaine. Le rythme est lancinant et les saxos improvisent dans des tonalités aux colorations orientales. Le climat reste le même dans le troisième thème « Makeda Queen of Saba », composition inédite sonnant ethio-jazz. Le morceau suivant, «African sunrise », débute par une longue improvisation au piano qui évoque Monk. Le thème répétitif joué à l’unisson par les saxos invite à la danse. Avec « The Healers » (les guérisseurs), le climat penche vers le recueillement et la méditation. C’est l’Afrique de la magie et des esprits que Randy Weston invoque. Le concert se termine sous la pluie. Tandis que les spectateurs fuient l’orage, Randy Weston, le bassiste et le pianiste interprètent « Blue Moses », un des grands succès du pianiste. Ce thème, composé en 1972, est un des fleurons d’un jazz inspiré par le continent noir. L’afro-jazz revient donc en force. La jeune génération de jazzmen commence à s’y intéresser comme le fait Shabaka Hutchings avec son groupe « The Ancestors ».

Bernard Boyer

  1. Gregory Porter – Chant ; Vince Mendoza – Conducteur ; Chip Crawford – Piano, claviers ; Jahmal Nichols – Basse ; Emanuel Harrold – Batterie. Album : Nat King Cole ; Me » / Label Deca Records, 2018.
  2. Robert Glasper au Forum Nice Nord en avril 2016 et, dans la même salle, Christian Scott en novembre 2017.
  3. R+R=NOW : Robert Glasper – Claviers ; Terrace Martin – Saxophone et synthetiseur ; Christian Scott – Trompette ; Derrick Hodge – Basse ; Taylor McFerrin – Claviers, chant ; Justin Tyson – Batterie . Album : « Collagically Speaking » / Label Blue Note, 2018.
  4. Album : « New Monk Trio » / Label Gazebo, 2017
  5. Aaron Goldberg – piano / Reuben Rogers – contrebasse / Gregory Hutchinson – batterie.
  6. Ethan Iverson – Piano ; Ben Street – Contrebasse ; Billy Hart – Batterie.
  7. Parmi lesquels Getz, Charles Lloyd, Joe Lovano, Lee Konitz, Dave Liebman, Herbie Hancock, Miles Davis, Pharoah Sanders, etc.
  8. En 2013, il était membre du quintet du contrebassiste Omer Avital (contrebasse) au service d’une musique marquée par ses origines orientales que l’on appelait alors « Jazz israélien ». En mars 2016, il avait présenté son groupe au Forum Nice Nord et était programmé au festival de cette année, annulé pour les raisons que l’on connaît. Cette époque, avec son disque « Into the Silence » (ECM) dédié à la mémoire de son père disparu peu de tem auparavent, était celle de l’introspection.
  9. Avishai Cohen – Trompette ; Yonatan Albalak – Guitare ; Uzi Ramirez – Guitare, Basse ; Aviv Cohen – Batterie ; Ziv Ravitz – Batterie.
  10. Randy Weston – Piano ; Alex Blake – Contrebasse ; TK Blue – Saxophone alto, flute ; Billy Harper – Saxophone ténor ; Neil Clarke – African percussion