Plan B. Quand le pistage se fait création
De l’apparaître de modes d’exister1
Le bien est ce qui lutte pour se libérer, ce qui trouve un langage, ce qui œuvre l’œil
Theodor W. Adorno, Modèles critiques, 1963
Katrin Gattinger développe ses récents projets et recherches en associant des gestes animaux à des formes et matières inhérentes au contexte urbain. L’artiste invite à penser la place des animaux sauvages dans nos villes par le biais de témoignages sur leurs comportements. Nous sommes ainsi confrontés à des récits visuels multimédias et à des fictions inattendues sur la manière qu’ont les animaux d’occuper l’espace urbain et de s’adapter à ses contraintes. L’artiste suit les traces de ces milieux hybrides pour nous suggérer que de nouveaux chemins sont possibles et que des voies de sortie face à nos contraintes semblent être envisageables, à condition que nous nous laissions contaminer par le comportement sauvage de ce peuple invisible – et pourtant si présent – qui habite nos villes et devient un paradigme de résistance vis-à-vis de « notre environnement ».
Peut-on suivre le désir, les traces, les alliances des animaux pour réapprendre la pratique de nos territoires ?
À cette question répondent les œuvres et les projets – dont certains sont en cours – de Katrin Gattinger exposés pour la première fois dans le cadre de l’exposition Plan B à la Cryogénie – Espace de recherche-création de l’Université de Strasbourg. Installée dans une partie d’une ancienne Cryogénie, dans les jardins du Palais Universitaire, l’espace d’exposition éponyme propose une recherche interdisciplinaire en et avec l’art en offrant une surface de 73 m2 pour mener et présenter des travaux artistiques et des recherches théoriques. Ce lieu accompagne ainsi la dimension pratique et théorique revendiquée par l’artiste. L’exposition témoigne d’une réflexion sur une double interaction : entre les vivants ainsi qu’entre le vivant et le non-vivant. Installations in situ, sculptures, dessins, photographies, faïences, nous invitent à participer à de nouvelles situations avec l’émotion qui saisit l’artiste dans ces pistages et la stupeur de tous ceux qui aborderaient, comme pour la première fois, le contexte le plus ordinaire. Des identités hybrides se dessinent à partir des expériences de l’animal. Dans le même temps, un autre point de vue sur nos connaissances des animaux est convoqué : les recherches plastiques assument une dimension théorique. Des livres sont présentés sur une table à l’entrée, restituant une bibliographie du projet. L’exposition est associée aux journées d’études interdisciplinaires «Quand les comportements deviennent gestes : ruses et appropriations urbaines animales » organisées par l’unité de recherche ACCRA de l’Université de Strasbourg, en novembre 2022.
Parmi les travaux exposés, certains privilégient l’allusion à la dimension théorique. Une carte, Plan B Animal, réalisée en collaboration avec l’artiste et enseignante-chercheuse Anna Guilló, expose une enquête artistique des parcours des animaux sauvages dans des espaces consacrés au transport humain. Lorsque nos cartes géopolitiques semblent avoir éliminé la vie des espaces décrits, ces nouvelles cartes du comportement animal nous rappellent que l’espace n’est pas un vide à remplir : il se transforme en lieu de possible, en espace vécu. Par une dimension concrète, les mouvements des présences animales impliquent de nouveaux savoirs en devenir, convoqués par leurs possibilités de se faire partage provisoire, vérités émergentes et jamais acquises.
L’espace Cryogénie dispose d’un accès indépendant en rez-de-chaussée, ouvert sur le parc de l’Université. Ainsi, c’est depuis l’extérieur que le public découvre sur les fenêtres de l’espace d’exposition des installations photographiques constituées d’impressions noir et blanc sur vinyle de grand format, figurant le regard mystérieux de quelques animaux. Capturés par la caméra, leurs regards interpellent et c’est par l’intermédiaire de l’artiste que l’on découvre que ces images – Puis déguerpir II (2023) et Qui nous regarde (2023) – sont le fruit de sa pratique régulière qui consiste à pister les animaux en Alsace à partir des signes et des traces de leur passage. À l’aide de « pièges photographiques », Katrin Gattinger capture dans la forêt des présences nocturnes de martres, renards, chevreaux, lièvres, sangliers, blaireaux, depuis leur « chez eux ». Ces animaux, tout en fuyant, se rendent disponibles dans un instant insaisissable par son ambiguïté. Cette ambiguïté est restituée aux passants qui deviennent à leur tour « les observés » de cette espèce sauvage envahissant le cœur de la Neustadt de Strasbourg.
Avec ces installations,Plan Bs’inscrit dans la continuité des projets in situ conçus pour la précédente exposition personnelle de l’artiste, Espèces d’existences (Les Abords, Brest, 2022), qui restituait une approche visuelle et sonore des modes d’existence des animaux sauvages ainsi que des stratagèmes mis en œuvre pour provoquer la rencontre avec ces derniers.
Parmi les œuvres que nous signalons dans la première salle, figure l’installation multimédia Steps for Swinish multitude réalisée en 2023 (Plâtre, impression jet d’encre, projection vidéo, 170 x 152 x 115 x 170 cm).
Le spectateur découvre d’abord un moulage en plâtre d’un arbre rendu singulier puisque « blessé » et poli par le frottement régulier de hordes de sangliers ayant pris pour habitude de se frotter sur sa surface. Ce plâtre entre en résonnance avec plusieurs éléments constitutifs de l’exposition : des images imprimées et collées au mur représentant du mobilier de design urbain, le Camden Bench (Factory Furniture Ltd, 2012), fameux banc de design défensif (anti-SDF, anti-skate, anti-affichage, anti-vol) et des images des sangliers venus autrefois se frotter contre l’arbre. Pris par un piège photographique installé en 2021, ces sangliers doivent, selon l’artiste, habiter l’espace d’exposition, prendre leur aise, marquer leur territoire malgré des injonctions et interdits. “Swinish multitude” (multitude porcine), explique Katrin Gattinger, est une expression qui assimile la plèbe et les forces socio-révolutionnaires aux porcs, en référence au texte d’Edmund Burke, Réflexions sur la révolution en France paru en 1790. Cette expression désigne par la suite « l’assemblage d’humains et d’animaux qui résistent en pleine rue » : humains et animaux désobéissants « se trouvent par ce terme confondus au sein d’une force de résistance commune » comme l’affirme Fahim Amir dans Révoltes animales (2022)*.
Steps for Swinish multitude est une première version d’un projet de sculpture pour l’espace public. Il s’agit de la réalisation à l’échelle 1:1 du fameux banc de Camdenen version érodée, creusée, transformée par des activités animales. Nous sommes donc en présence d’un projet en devenir de l’artiste.
Dans une deuxième salle, le contexte urbain de l’installation animale est bien explicité par Républicain social (2023). L’installation associe une barrière urbaine composée de métal, végétaux, papier mâché, câblages et autres matériaux. Une barrière Vauban accueille un étonnant « nid » constitué aussi bien de poils et plumes que de divers tuyaux en plastique. Son titre fait écho au nom d’une espèce africaine d’oiseaux à l’étonnante organisation sociale : ils sont en effet capables de construire un nid abritant à lui seul des centaines de couples sur diverses structures fabriquées par l’Homme (des lignes téléphoniques, des bâtiments abandonnés, des lignes électriques). L’installation de Katrin Gattinger propose, avec sa fiction, un détournement qui se veut l’héritage et la doublure de ce geste animal, révélant à la fois une manière de prendre place et de résister à l’environnement « humain ».
Dans une autre installation, nous sommes interpellés par la variété des techniques utilisées. La fresque murale Sans titre (2022-2023) est un mélange de faïences émaillées, de réseaux creusés par des larves de scolytes, et de dessins réalisés à la peinture acrylique.
Dans la lignée des questions soulevées par l’installation intitulée Drawing with animal – où l’artiste utilise les réseaux souterrains que gravent ces insectes sous l’écorce des arbres mourants comme des matrices pour réaliser des gravures –, l’installation Sans Titre utilise un procèdé de fabrication similaire, mais cette fois avec de la faïence : des empreintes en argile de réseaux de larves de scolytes sont directement réalisées sur les arbres, puis cuites et émaillées (nacre) pour former des pièces uniques de « carrelages ». Appliqués sur un mur et reliés entre eux par des dessins linéaires réalisés directement sur ce dernier (à l’image de Drawing with animal), ces carrelages composent une fresque. Le projet est pensé pour une fresque murale en intérieur et extérieur. Cette installation utilise non seulement le « dessin » des larves comme motif décoratif, mais le mur devient aussi vecteur de deux idées : d’une part, l’idée qu’une espèce y prend place ; d’autre part, l’idée que ladite espèce « grignote » notre milieu (les scolytes sont responsables de la mort de certains arbres).
L’artiste scrute l’intérieur des arbres comme milieu dans lequel évoluent des larves. Elle convoque une cécité tactile avec laquelle nous sommes appelés à sentir chaque espace habité et en devenir. La plasticienne dresse une topographie dans laquelle naissent des empreintes et des paysages inattendus.
À leur déchiffrement vertigineux, nous sommes conviés non pas pour leur imposer un sens, mais pour contempler leur propre langage, langage fait de significations sauvages, en train de se faire, avant que notre définition des espaces et des espèces puisse déterminer des contours, des frontières, des limites entre les êtres. Dans la temporalité de la lenteur animale se dépolit la répétition du geste qui se transforme « en action ». La temporalité de l’attente de l’artiste hantée par le pistage de l’animal double cette lenteur et évoque cette transformation qui prend possession des lieux. Le regard de l’artiste se retire pour laisser apparaitre une intensité et la suivre au moyen d’un chemin discret comme un dessin. Elle dessine cette profondeur des lieux qui nous conduit au fond d’une forêt ou au milieu d’un creux au sein du béton de nos villes, au milieu d’une ligne qui informe et s’agrandit dans l’espace : où les choses apparaissent pour résister, pour commencer ou recommencer à exister.
Par Chiara Palermo
Pour plus d’informations : katrin-gattinger.net
Informations pratiques
Dates :
Du 26 janvier au 30 mars 2023
Vernissage le 26 janvier (18h)
Ouvert les mardis, mercredis, jeudis et vendredis de 13h à 18h / ouvert les samedis de 10h à 14h
Fermeture du 11 au 28 février
Lieu :
Cryogénie — Espace de recherche-création
Jardins du Palais universitaire – 3, Rue de l’Université – 67000 Strasbourg
** Entretien avec l’artiste du 20 février 2023
1Nous remercions l’artiste Katrin Gattinger pour la générosité des échanges qui ont accompagné notre visite de l’exposition et Valérie Caradec pour la relecture attentive de ce texte et les remarques pertinentes qui ont nourris notre réflexion.