Scala
Lorsqu’un objet jonglé atteint son point le plus haut, ne montant plus et ne descendant pas encore, on dit qu’il atteint son point de suspension. Ce moment suspendu est au coeur du travail de Yoann Bourgeois depuis 2014 et « Tentatives d’approches d’un point de suspension ». « Scala » s’inscrit dans cette continuité et propose aux spectateurs un drôle de ballet contemporain autour du mouvement perpétuel, de la recherche d’équilibre, à moins que ce ne soit le déséquilibre. Drôle, car il ne s’agit pas ici de danse à proprement parler même si elle n’est jamais très loin dans la chorégraphie des corps proposée et si l’on se souvient que Yoann Bourgeois a également une formation de danseur contemporain.
Le spectacle débute sur un ton léger de va-et-vient, de portes qui claquent, se contournent, de cadre qui ne tient pas en place. Jusqu’au premier basculement dans le vide. Le souffle du spectateur devient court, le ton change. « Novocaine for the soul » laisse la place aux nouvelles à la radio et aux mouvements de s’inverser dans d’hallucinants ralentis qui défient non seulement les lois de la gravité mais semblent remettre également en question les lois de la physique ; difficile d’en croire ses yeux. Les corps se tordent, ondulent, fondent, se fragmentent dans un mécanisme bien huilé. Trop bien huilé. Si bien huilé que le mouvement semble petit à petit avoir pris possession de ces corps. Le corps subit le mouvement qui devient inéluctable. Les tableaux s’enchaînent dans un crescendo accentué par les choix musicaux, notamment quand le timbre de Thom Yorke vient souligner une chorégraphie toute en désarticulation aboutissant à cette fascinante descente de l’escalier. Qui a vu « Le cuirassée Potemkine » d’Eisenstein pourra penser au massacre de l’Escalier d’Odessa, en voyant ces corps couler vers un vide orchestré, encore et encore, dans une tragique fluidité. Le ballet des corps laisse ensuite la place au silence, au calme, plus de mouvement. Un répit de courte durée, la mécanique reprend son cycle infernale, inlassablement les corps, tels des pantins désarticulés dans la tourmente, sont emportés par le mouvement, ballottés dans le vide, le déséquilibre. Et ce jusqu’à l’absorption final des protagonistes dans le décor. « Too late, the damage is done ». Yoann Bourgeois signe une œuvre, illuminée par des interprètes qui transcendent leur art, qui non seulement impressionne mais aussi questionne de manière fort pertinente le déséquilibre, la fragilité humaine, la transformation. Savoir que tout ce qui monte finit par descendre rend cette recherche du point de suspension d’autant plus nécessaire.
Carine Filloux
Scala
Conception et mise en scène Yoann Bourgeois
Assistance artistique Yurie Tsugawa
Lumière Jérémie Cusenier
Costumes : Ségolène Petey
Avec Mehdi Baki, Valérie Doucet, Olivier Mathieu, Emilien Janneteau, Florence Peyrard et Lucas Sturna
Durée : 1h
Du 8 au 10 novembre 2018 au Théâtre National de Nice – https://www.tnn.fr/fr/spectacles/saison-2018-2019/scala
Scala © Géraldine Aresteanu