Voyage dans les sélections du Festival de Cannes 2024 en dix étapes
Le présent article est le complément de « Le Festival de Cannes (14-25 mai 2024) : Le Palmarès en réponse à une sélection disparate » publié sur le site de Performart, le 9 juin dernier.
Dans les paragraphes qui suivent nous nous efforcerons d’attirer l’attention du lecteur sur dix fictions ayant chacune l’ambition de prendre à bras le corps un des aspects du désordre du monde. Il sera successivement question des laissés pour compte en Grande Bretagne, de l’addiction aux réseaux sociaux en France, du cas Corse, du statut de la femmes au Maroc, de l’Inde, de Trump, de la Russie, de Napoléon, des émigrés en France et de la fin du monde (de Copolla).
Une intrépide fillette, secours aux familles de casos.
Andrea Arnold est aujourd’hui une éminente représentante du cinéma social britannique. Radicale comme Ken Loach et sensible comme Mike Leigh, elle a néanmoins un style qui lui est propre.
Ainsi, « Bird », présenté en compétition à Cannes, est un original mélange de réalisme, d’humour et de fantastique. Il a pour décor le verdoyant Kent et pour héroïne Bayley, jeune fille de 12 ans partageant son temps entre ses deux familles d’assistés sociaux, celle de son père en instance de mariage et celle de sa mère vivant avec un type bizarre. Bayley a fort à faire pour maintenir un peu de cohérence dans sa première famille et contrarier les manigances de son beau-père dans la seconde. Elle est fortement aidée dans la mission qu’elle s’est donnée par un personnage étrange, vagabond ou oiseau, réel ou fantasmé, se faisant appeler Bird (Franz Rogowski) la conseillant et l’appuyant dans toutes ses entreprises.
Malgré tous les obstacles, un calme provisoire finit par régner dans les deux familles, le père de Bayley peut épouser sa nouvelle fiancée et tout le monde fait la fête dans le pub du quartier.
Date de sortie : 1er janvier 2025
Les espoirs d’une influenceuse forojulienne
« Diamant brut », premier long métrage de la réalisatrice Agathe Riedinger a pour héroïne une jeune fille, Liane, dont l’activité principale est de paraître. Elle consacre son temps et son argent à se façonner un physique à la Barbie. Elle expose le résultat de son travail sur elle-même à ses petites sœurs et ses copines, mi-moqueuses mi-admiratrices, à sa mère, indifférente et à son ami de cœur, dubitatif. Elle vit à Fréjus dans une famille modeste mais pas misérable. Son activité est d’être influenceuse. Une directrice de casting à Paris ayant vu une de ses vidéos la reçoit et lui propose d’être candidate à une émission de télé-réalité, « Miracle Island ». L’essentiel du film décrit le quotidien de Liane dans l’attente du résultat du casting.
Agathe Riedinger nous laisse face une désespérante cagole à l’avenir incertain dans un Fréjus dont on ne voit jamais la plage.
Date de sortie : 20 novembre 2024.
Une photographe, témoin d’une Corse en ébullition
Le cinéaste Thierry de Peretti revient en Corse avec « À son image », présenté à la quinzaine des réalisateurs, dans lequel il décrit la vie des gens ordinaires aux cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, période de fortes turbulences dans l’île, déjà traitées par lui dans « Les Apaches » (2013) et « Une vie violente » (2017). En adaptant le roman éponyme de Jérôme Ferrari, il s’intéresse à la manière dont ces événements sont vécus par ceux qui les subissent sans y participer. Le personnage central est une jeune photographe, Antonia, amoureuse de Pascal, militant nationaliste partageant son temps entre actions clandestines et séjours en prison. Lassée du rôle de Pénélope que lui assigne son compagnon, elle s’en détache et essaye de mener sa vie de femme libre et indépendante en étant correspondante à Corse Matin puis photographe de guerre en Yougoslavie.
Ce film dégage une profonde mélancolie. Le spleen d’Antonia est celui de tout insulaire partagé entre son amour pour son pays et la difficulté d’y mener une vie exempte du conformisme qui y règne.
Date de sortie : 4 septembre 2024
Le combat d’une femme pour sa dignité et pour son art
Nabib Ayouch et Mariam Touzani présentent « Every Body love Touda » après « Much Loved » (2015) et « Le Bleu du caftan »(2022). Ce film a pour sujet la situation des cheikhates porteuses d’une tradition séculaire, l’Aïla, signifiant « cri », chant de colère du peuple des campagnes. Quand les femmes eurent le droit de chanter l’Aïla elle ajoutèrent au répertoire des textes abordant le désir féminin, le pouvoir patriarcal, etc. Les cheïkhates sont en voie de disparition.
Touda est une cheika. C’est une femme seule dont le fils unique est sourd et muet. Elle se produit dans les bars de son village ou de la petite ville la plus proche et peine à faire accepter son répertoire à un public plutôt intéressé par des airs à la mode. Elle envisage d’émigrer à Casablanca, où elle pense trouver un public plus raffiné dans des établissements de bon standing. Elle sera mieux payée et pourra ainsi placer son fils dans un établissement acceptant son handicap.
Le film sait trouver l’équilibre entre la description du drame que vivent ces femmes peu considérées par la société et la partie musicale permettant aux spectateurs de découvrir la beauté et la puissance de ces chants.
Date de sortie : 18 décembre 2024
Une jeune policière face aux injustices d’une Inde immuable
La présence à Cannes du cinéma indien s’est longtemps résumée à des fééries musicales de Bollywood ou des polars ultra violents. La sélection à Un certain regard de « Santosh »de Sandhya Suri, cinéaste anglo-indienne, a suscité un grand intérêt. C’est à la fois un thriller classique avec un meurtre et une enquête ainsi qu’un film social dénonçant quelques tares de l’Inde d’aujourd’hui.
Santosh (interprétée par Shahana Goswani) est le nom d’une jeune veuve vivant dans une zone semi-rurale du Nord de l’Inde dont l’époux, policier, a été tué lors d’une manifestation. Privée de ressources et du logement de fonction de son défunt mari, elle n’a d’autre choix que celui de profiter d’une loi offrant au conjoint d’un policier mort en service l’opportunité de devenir flic.
Elle découvre les humiliations, la misogynie et la corruption de ce milieu. Aussitôt formée, elle est chargée d’une affaire en apparence simple, l’enquête après la découverte du cadavre d’une jeune fille dans le puits d’une communauté de dalits (les intouchables). L’affaire est sensible. Les politiques et les médias s’en mêlent. Elle résoudra l’énigme au prix de la perte de son innocence et de la foi qu’elle avait en ce métier. Quant au spectateur, il réalisera que l’Inde de Modi n’est pas celle de Gandhi.
Date de sortie : 17 juillet 2024
Trump à ses débuts
« The Appentice » d’Ali Abbasi, présenté en compétition, est le biopic de Donald Trump.
Il décrit ses débuts dans les affaires immobilières à Manhattan au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Il est timide et n’a aucun contact avec les personnes qui comptent dans la finance, la construction et la politique. Il fait la connaissance du sulfureux avocat Roy Cohn, expert en mensonges, intimidations et chantages et devient son disciple. Son mentor le guide dans les dédales du monde des promoteurs de New York en lui inculquant les principes fondamentaux qui deviendront son mode opératoire. À savoir : un, attaquer, attaquer, attaquer, deux, nier la vérité, trois, s’afficher vainqueur même quand on a perdu.
L’intérêt principal du film tient à la description des magouilles précédant la construction de la Trump Tower ainsi que du comportement privé et public de l’ex président. Sebastian Stan, l’acteur interprétant, Trump est saisissant de vérité en particulier quand il reprend les tics faciaux du personnage.
Rien n’est inventé. Le scénariste du film, Gabriel Sherman est resté fidèle aux faits pour éviter d’éventuelles poursuites. Il semblerait que ces précautions n’aient pas été suffisantes. À ce jour, aucun diffuseur n’a accepté de distribuer « The Appentice » aux États-Unis et aucune date de sortie en France n’a été annoncée.
Date de sortie : inconnue à ce jour
Itinéraire d’un propagandiste russe
Kirill Serebrennikov a consacré un biopic à Édouard Limonov (1943- 2020), provocateur et écrivain, plus diariste que romancier, surtout connu en France grâce à la biographie que lui a consacré Emmanuel Carrère en 2011. Ce livre a largement inspiré les scénaristes du film, « Limonov, La ballade ».
Le résumé de la trajectoire de Limonov, écrite par Carrère à sa mort, donne une bonne idée du personnage : « Il a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados ».
On attendait de ce cinéaste contestataire, vivant depuis 2020 hors de la Russie, une approche plus profonde et plus personnelle du personnage.
Limonov n’est pas seulement un dandy trash. Il est avant tout le constant propagandiste d’idées paraissant marginales au cours des décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix (haine de la « décadence occidentale », expansionnisme russe, bellicisme). Désormais, elles ont cours à Moscou au sommet de l’Ètat et dans la population.
Date de sortie : 19 février 2025
Bonaparte ressuscité
La présentation d’une première partie de la dernière version du « Napoléon vu par Abel Gance » en ouverture de la section « Cannes Classics » a été l’un des événements artistiques du Festival de Cannes. Il a fallu 15 années de travail à une équipe réunie par la cinémathèque française sous la direction de Georges Mourier pour arriver au résultat que voulait Abel Gance : décrire quelques grandes épopées napoléoniennes en utilisant toutes les possibilités qu’offrait la technique de l’époque (surimpression, caméra subjective, partage d’écran, etc.). La version actuelle de cette œuvre présentée pour la première fois en 1927 dure plus de sept heures. Elle est divisée en deux époques (3h47 et 3h27) et a été enrichie d’un accompagnement musical dû au compositeur Simon Cloquet-Laffolye. Il a puisé dans le répertoire symphonique pour aboutir à un patchwork où l’on reconnaît des airs d’Offenbach, Malher, Wagner, Penderecki, etc.
La première partie, présentée à Cannes, comporte trois épisodes de la vie du héros : sa formation à l’école militaire de Bienne, son retour en Corse puis son départ précipité à la suite des menaces des partisans de Paoli, suivi du siège de Toulon, au cours duquel éclatent ses capacités de chef de guerre. Ces épisodes sont entrecoupés de divers évènements marquants, comme l’interprétation de la Marseillaise à La Convention. Si l’on accepte le point de vue hagiographique de Gance, redécouvrir son œuvre sur grand écran avec une bonne sono est une expérience excitante dans laquelle les morceaux de bravoures succèdent aux trouvailles formelles.
Date de sortie : 6 juillet 2024
Un héros modeste : le sans papier livreur de repas
Depuis le début de sa carrière, le réalisateur Boris Lojkine montre un intérêt soutenu pour l’Afrique et les Africains. Après, « Hope » (2015). « Camille » (2019) il a présenté cette année à Un certain regard « L’histoire de Souleymane », jeune Guinéen de Paris, livreur à vélo pour une plateforme de restauration, en attente de régularisation de sa carte de séjour. Périodiquement, il se rend à des rendez-vous avec des compatriotes censés l’aider dans ses démarches. Dans un rythme très soutenu, l’intrigue se déroulant sur 48 heures, le film permet de voir le Paris nocturne inconnu de la plupart des Parisiens, celui de la débrouille, des mains tendus, des profiteurs et des arnaqueurs. Grâce à sa description sans pathos ni complaisance de la situation d’un sans-papiers, le film a séduit le public et les jurés de la section Un certain regard qui l’ont récompensé par le prix du jury.
Abdou Sangaré, qui joue le rôle de Souleymane, a reçu le prix d’interprétation dans cette même sélection. Cet acteur occasionnel, sélectionné lors d’un casting à Amiens est également guinéen et sans papier. C’est sans doute pour cette raison qu’il a su donner à son personnage toute sa vérité.
Date de sortie : 9 octobre 2024
Conclusion : où est passé Coppola ?
« Megalopolis » de Francis Ford Coppola, annoncé comme un événement majeur de Festival, a été projeté en tout début de la manifestation. La réception du film par le public cannois a oscillé entre silence gêné et démolition systématique. En gros, selon la quasi-totalité des critiques, Coppolla
aurait réalisé un film monstrueux, boursouflé, sans queue ni tête et au final grotesque.
Nous ne partageons pas ce point de vue. S’il n’est pas le chef d’œuvre attendu, il n’est pas plus désagréable à voir que ces films de super héros aux scenarios répétitifs et attendus dont nous abreuve Hollywood.
Dans un New York de demain rebaptisé New Rome, où se côtoient gratte-ciel et décors antiques, se déroule la lutte entre un architecte visionnaire, César Catalina (Adam Driver), et le maire, Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito). Tandis que le premier voudrait rénover l’habitat en utilisant un nouveau matériau de son invention, le megalon, le second envisage de bétonner la cité à l’instigation du richissime banquier Hamilton Crassus III (Jon Voight). Entre les deux hommes, se trouve Julia Cicero (Nathalie Emmanuel), fille de l’édile et amoureuse de l’entrepreneur.
Ce résumé laisse de côté de nombreux personnages tout aussi flamboyants.
L’intérêt du film ne tient pas à l’intrigue assez banale, elle tient essentiellement à l’image. Grâce aux effets spéciaux, à la beauté des images dues au directeur de la photo, Mihai Malaimare Jr et aux costumes créés par Minena Canonero, « Megalopolis » est un fastueux et étonnant voyage pour un spectateur avide de plaisirs visuels. Enfin, la morale du « conte » de Copolla n’est pas complètement stupide, si elle n’est pas nouvelle : une société qui dépense des milliards et les ressources de la planète pour satisfaire les plaisirs d’une caste de privilégiés est, comme la Rome décadente, vouée à sa perte.
Date de sortie : 25 septembre 2024
Bernard Boyer